Sweet Virginia

Voici encore une chanson qui aurait pu se retrouver sur « Sticky Fingers », enregistrée au départ aux « Olympic Sound Studios » entre juin et octobre 1970. Il est même probable que les premiers enregistrements aient débuté à Stargroves à l’aide du studio mobile. Mais Dominique Tarlé[1] se souvient qu’ils ont enregistré la chanson en même temps que « Sweet Black Angel » dans la cave de Nellcôte, une notion plus conforme au mythe de l' »Exil ». Néanmoins, l’ambiance était la même à Stargroves, avec la grande maison et le studio mobile. Les murs du sous-sol étaient recouverts de plâtre, ce qui donnait un effet comparable à celui d’une caverne. Les murs, les sols et les plafonds des pièces avaient été recouverts de moquette. « On a commencé dans la pièce sous la cuisine dont je pensais qu’elle conviendrait mais elle n’a pas convenu du tout », raconte Andy8. « Le son était absolument merdique. Je les ai fait passer dans une autre pièce, mais il était toujours difficile d’y enregistrer. Essayer de trouver le bon son dans cet endroit, c’était comme s’arracher une dent, tout le contraire de Stargroves, ou c’était très facile ».

Avant de quitter l’Angleterre, les Stones avaient commencé quelques morceaux aux Olympic Studios de Londres et à Stargroves. Keith9 se souvient de la chanson country « Sweet Virginia », à caractère acoustique, comme l’une des premières sur lesquelles ils ont travaillé. « Je ne me souviens pas si c’était vraiment le premier », dit-il. « Cela dépasserait même ma mémoire phénoménale. Mais je me souviens que Mick avait préparé « Sweet Virginia » et qu’il était prêt à l’utiliser. J’ai l’impression qu’on avait joué avec cette chanson lors des dernières sessions. Peut-être sur Sticky Fingers, ou autre. C’était donc un travail en cours. »

« Sweet Virginia » ouvre la seconde face du premier vinyl. On a souvent dit que les quatre faces d' »Exile » représentent quatre disques distincts5. « Tumbling Dice » clôt la première face du coffret original de deux disques, s’éloignant dans une rêverie mélancolique. Et par conséquent, comment les Stones répondent-ils à cela au début de la deuxième face ? « Sweet Virginia » est totalement différent, un simple chant acoustique autour d’un feu de camp, une chansonnette country qui combine l’influence lyrique de l’homme de honky-tonk Faron Young, un chanteur de country américain, l’harmonica de Roy Acuff et d’un saxo très rock n’roll. C’est le début parfait d’une face de chansons acoustiques, country et folk. Les Stones sont, pour l’instant, à l’aise dans la niche qu’ils ont creusée dans le country rock qui envahit les ondes et les albums des fans de rock’n’roll.

Si l’on considère l’année 1968 comme le début de ce qui semble être le mouvement général de retour aux sources dans le rock’n’roll grand public, avec des albums comme « Beggars Banquet » en guise d’exemples, alors « Exile » a été enregistré en plein essor de cette tendance, et les Stones étaient à l’avant-garde. Depuis la création du groupe, les Stones étaient des « aficionados » non seulement du blues, mais aussi de la country, du rock et de la soul. Tous ces éléments étaient évidents, même dans le tout premier enregistrement des Stones.  Keith note : « la première fois que je suis monté sur scène et que j’ai joué, c’était avec un groupe de country et western »

Mais il leur a fallu attendre la fin des années 60 pour s’essayer à des chansons country plus directes, principalement en raison du manque de confiance de Jagger. « J’adore la musique country, mais j’ai beaucoup de mal à la prendre au sérieux », a déclaré Jagger. « Je pense aussi qu’une grande partie de la musique country est chantée avec la langue entre les dents. La partie harmonique est différente du blues. Il ne courbe pas les notes de la même façon, donc je suppose que c’est très anglais. Même si elle a été très américanisée, elle me semble très proche, de mes racines, pour ainsi dire ». On  aimerait que Mick Jagger retire son masque. Il peut chanter ce genre de musique de manière convaincante : témoin « Wild Horses » et « Sweet Virginia ». Pourtant, dans cette dernière chanson, Mick ne peut s’empêcher de reconnaître l’insulte bien connue selon laquelle la country est une musique qualifiée de « shit-kicking ». Il chante ces chansons, et d’autres ostensiblement country, sans faux accent à part son habituel twang américain bien rodé. Et l’effet produit éloigne les chansons du son de chanteurs anglais imitant la musique country ; elles deviennent tout à fait différentes : les Rolling Stones. On ne pense pas forcément « musique country » quand on entend « Wild Horses ». On le fait quand on entend « Far Away Eyes », aussi amusant que cela puisse être. Et on ne laisse pas le fait de savoir que le groupe est sous l’influence de la country affecter notre réaction à la chanson. 

Les influences sont évidentes sur « Sweet Virginia ». Le morceau commence par la partie sifflante de Mick à l’harmonica, rappelant l’ambiance de Jimmie Rodgers et rappelant aux fans de country et de western classique les sonorités de violon country que l’on entend sur des morceaux de légendes de la country comme Roy Acuff et Faron Young. Ces deux artistes, en particulier, nous viennent à l’esprit lorsqu’on écoute cette chanson. Comme pour une chanson classique d’Acuff, comme « Wreck On The Highway », ou n’importe quel morceau des frères Louvin, « Sweet Virginia » est plus un country-gospel qu’un country-blues à la Jimmie Rodgers dans son inspiration et sa forme, surtout dans le refrain. Mais alors que les Louvin avaient souvent un contenu religieux, les Stones prennent l’inspiration sacrée et sécularisent les paroles. Parallèlement, ils adaptent le cadre country-gospel et y accrochent d’autres influences.

« Sweet Virginia » est l’un des morceaux les plus improvisés d' »Exile ». On y retrouve certainement la même atmosphère trouble. Lorsque Keith commence à gratter l’acoustique, quelqu’un heurte le micro ou la guitare, dès la première mesure, ce qui ne fait qu’ajouter au charme et à la spontanéité du morceau. Il s’agit d’une production brutale, encore plus lâche que « Tumbling Dice ». Le mastering de la copie vinyle semble avoir été bâclé, comme si un compresseur ou un limiteur dynamique était entré en action trop rapidement et avec trop de force sur le premier refrain, « so come on, come on down ». Même en écoutant la version CD, nous entendons toujours la baisse de volume dramatique, comme ces sauts et ces craquements du disque vinyle original qui persistent comme des fantômes dans votre tête longtemps après que vous ayez retiré la version usée de la platine.

L’arrangement se construit parfaitement, comme si les musiciens se promenaient dans la pièce, prenaient un instrument et se joignaient à eux en tapant des mains. Le début fait écho à « Country Honk » de « Let It Bleed ». Mick Taylor est à droite, doublant la mélodie de l’harmonica de Mick Jagger avec une fausse partie de « mandoline » jouée à toute vitesse, et jouant des accords de septième, des gammes majeures et des pistes country-blues tout au long du morceau.

Charlie reste simple, avec juste un gros kick et une caisse claire, sans cymbales ni tom-toms. Bill Wyman est crédité à la basse, mais cela ressemble étrangement à une contrebasse, qui aurait dû être overdubbed par Bill Plummer à Los Angeles, sinon Wyman en joue lui-même, ou fait un travail convaincant en faisant sonner sa basse électrique comme telle. Si ce n’est pas le cas, Wyman joue lui-même de la contrebasse. Sur la dernière prise de Wyman, il simplifie sa partition, et sur les deux versions, il swingue.

Ian Stewart se joint au deuxième couplet avec un boogie-woogie tout droit sortie du livre de chansons de son influence principale, Albert Ammons. Impossible de suivre le rythme, Stewart enchaîne sans effort des riffs inspirés, ceux pour lesquels il était le plus connu. Il est étrange que Stu figure ici au départ, car c’est la plus « country » des chansons.

En tant que chanson la plus country, « Sweet Virginia » semble, à première vue, mériter le style Floyd Cramer et ses fioritures country que Nicky Hopkins a adopté au piano. Pourtant, c’est justement cette tension entre les éléments country purs et durs et la texture boogie-woogie qui rend la chanson si fascinante. En effet, c’est me mouvement rythmique de la partie de piano de Stu propulse la chanson.

Bobby Keys ajoute quelques traits de saxophone en arrière-plan, attendant son tour pour faire son solo, faisant passer la chanson boogie-woogie, style Chicago, de Stu vers le R&B de la Nouvelle-Orléans ou de l’est du Texas de quelqu’un comme Professor Longhair ou King Curtis.

Pendant ce temps, Jagger fait de son mieux pour nous emmener dans une église de campagne quelque part dans le Sud profond, dans une performance qui commence comme s’il reprenait là où il s’était arrêté sur « Tumbling Dice », ou même un peu plus tôt, et se termine par un appel-et -une -réponse incroyablement fougueux avec les choristes.

L’un des meilleurs moments de spontanéité est inspiré par l’une des choristes féminines (non créditée bien sûr), qui prend soudainement le rôle principal, tandis que Jagger se retire et rejoint volontairement le refrain. Sa partie vocale sonne presque comme de la bouillie, comme s’il n’était pas à la hauteur de sa partition d’hamonica, un peu ivre, sa voix craquant sur les mots « winter » et « friend ».

Le titre de la chanson vient probablement, peut-être inconsciemment, du « Sweet Virginia Blues » de Mamie Smith de 1926, mais les paroles de Jagger semblent s’inspirer de diverses sources. Dans certaines lignes, on dirait qu’il exprime son inquiétude sur un ami. Le premier couplet de la chanson est plutôt un morceau de sympathie, avec des sentiments que l’on retrouvera sur des chansons comme « Winter » et « Coming Down Again » sur l’album suivant, « Goats Head Soup ». Dans le second couplet, Mick semble s’inspirer directement de la légende du honky-tonk Faron Young, « Wine Me Up », dont les paroles sont très fermées ! Il est probable que Mick enregistrait à Muscle Shoals lorsque cette chanson est devenue un succès en 1969. 

Encore embourbée dans les retombées d’Altamont, la Californie aurait en effet eu un goût amer dans la tête de Jagger. Le désert qu’il chante pourrait être une allusion au paysage désertique du circuit automobile où les Stones ont joué quelques mois plus tôt.

L’état d’esprit de la chanson et d’autres que l’on retrouve sur « Exile » ont presque certainement été inspirées en partie par l’omniprésent Gram Parsons, un homme étroitement et à jamais identifié à la région de Joshua Tree dans le désert de Mojave. Mick Taylor[2] a pourtant déclaré : « Je sais que la rumeur veut qu’il ait fait les chœurs sur « Sweet Virginia », mais c’est moi qui chante, pas lui ». Al Perkins, un ami de Gram, se souvient qu’il n’est nulle part présent sur « Exile » et a donné un « non » sans équivoque, mentionnant que Gram n’était même pas présent aux sessions à Los Angeles durant lesquelles Perkins a enregistré sa partie. Bien sûr, Perkins n’était pas présent en France, alors qui peut en être sûr ? Bill Wyman[3] cite Parsons comme personnel supplémentaire. Tout ceci ne fait qu’ajouter au mystère de « Exile ».

Comme certaines autres chansons de l’album « Exile » mais aussi d’albums précédents, les droits d’auteurs de « Sweet Virginia » iront alimenter les finances d’ABKCO, la société d’Allen Klein[4], la chanson ayant été composée lorsque les Rolling Stones étaient encore sous contrat avec lui.

« Sweet Virginia” sortira en face B de « Rocks Off » qui ne sera disponible que sur le marché japonais. La chanson deviendra très populaire sur les ondes des radios américaines, lors de la sortie de l’album. « Sweet Virginia » fera logiquement partie de la setlist de la tournée américaine de 1972 et sera jouée régulièrement durant les années suivantes. Au cours de la dernière tournée « No Filter » de 2017 à 2021, les Stones l’on jouée à 12 reprises[5] sur les 59 représentations.

[1] « Exil » – Dominique Tarlé – Genesis – 2001

[2] À trouver

[3][3] « Rolling with The Stones, la saga d’un groupe mythique en 3.000 photos “Bill Wyman – Richard Havers –  2002 – Dorling Kindersley

[4] “Allen Klein: The Man Who Bailed Out the Beatles, Made the Stones, and Transformed Rock & Roll” – Goodman Fred – 2015, Mariner Books

[5] https://www.setlist.fm/stats/the-rolling-stones-bd6ad22.html?tour=63d6d61