Rocks Off
« Rocks Off » est l’une des chansons les plus sous-estimées des Stones. Elle a pourtant l’honneur de faire l’ouverture du double album avec sa cavalerie rock authentique. Ce morceau donne parfaitement le ton de ce qui va suivre[1]. Le morceau commence sur une ouverture de riff traditionnelle de Keith en Open G[2]. Mais après exactement une seconde, on entend un petit bout de percussion, comme si quelqu’un avait fait tinter une cloche de vache mais un peu trop tôt et, qui avait sauté sur l’occasion de se faire entendre. Il semble également qu’un micro soit resté ouvert pendant le mixage, avec des voix se traînant, avant que le groupe n’entre en scène, le genre de sonorité qui en général est coupée au mixage, mais il semble que Mick Jagger n’en ait que faire, alors qu’après la première percussion de batterie on entend un grognement « oh yeaaah ! ». Il est possible que « Rocks Off » qui peut être traduit par « s’éclater », soit une chanson sur la déchéance[3], le personnage central de la chanson que l’on entend crier, n’arrive à s’éclater que dans ses rêves, en assouvissant ses désirs sexuels.
En tant que salve d’ouverture du double album, « Rocks Off » est une déclaration d’intention, même si ce n’est en aucun cas la seule chanson qui idéale pour lancer l’album. « Happy » ou bien « All Down The Line » auraient parfaitement pu faire l’affaire. Mais « Rocks Off » est l’un des meilleurs morceaux de « hard » de l’album, et aussi l’un des meilleurs titres du catalogue du groupe, une variation sur le mot « rock » ou « rocking ». Pour ceux qui ont écouté l’album lors de sa sortie initiale (la version de 1972) , le chant principal étouffé aurait pu être interprété comme une erreur. Mais il semble que ce soit une astuce que le groupe a apprise très tôt en travaillant avec Jimmy Miller et les ingénieurs Glyn et Andy Johns. A l’époque où la musique était diffusée sur les postes de radio en ondes moyennes (AM), l’enregistrement en « mono » et la compression exagérée du signal audio mettait bien trop en avant la voix exagérée du chanteur, contrairement à une écoute en stéréo, d’où la raison d’un mixage plus « lourd ». Les Stones estimaient qu’il était préférable de mixer les voix plus basses, en meilleur alignement avec les partitions de guitare, ce qui donnait un mixage plus audacieux et plus excitant. Et pour tout l’album, le même procédé est utilisé à l’extrême, ce qui rend l’album un tantinet « punk/rock ». Les marmonnements et les paroles entendues donnent à l’album un sentiment de mystère dangereux, et obligent l’auditeur à déchiffrer les mots sans bénéficier des paroles. Mick Jagger a d’ailleurs un jour expliqué: « Je n’aime pas qu’on imprime les paroles sur la pochette. Je trouve qu’il vaut mieux écouter les paroles dans le contexte de la chanson, plutôt que de les lire comme une pièce de poésie séparée », une autre raison pour le sous-mixage des paroles.
Qui pourrait bien suspecter ce qui se passe dans « Rocks Off », une autre déclinaison sur le thème de la frustration sexuelle qui a probablement commencé à l’époque de « Satisfaction » ?. Et comme sur la plupart des chansons d’« Exile », il faut s’y prendre à plusieurs reprises pour avoir une bonne compréhension des paroles. Mais celles qui en ressortent ont tellement de force, d’une manière typiquement Stonienne : « The sunshine bores the daylight out of me » – la lumière du soleil m’ennuie tellement que je ne vois plus celle du jour – mais celles qui sautent (aux oreilles) ont d’autant plus de puissance que la chanson revient à la vie. Puis Mick Jagger injecte la ligne d’après avec un punch supplémentaire, renforcée par l’harmonie brute de Richards qui hurle et gazouille. Cette harmonie de la gorge est une technique qu’il a exagérée avec beaucoup d’effet sur la la reprise de « Ain’t Too Proud to Beg » de l’album « It’s Only Rock n’n Roll ». Sur « Exile », il semble aussi naturel que tout ce que Keith a enregistré, ajoutant de variations de tonalités comme il glisse vers la bonne note sur le dernier mot de la ligne « me ». S’il ne manquait qu’un seul composant dans l’armurerie en tant qu’aînés du rock’n’roll, c’est l’usurpation des harmonies brutes de Keith par des choristes polis.
Les paroles de Mick dans « Rocks off », pourraient aussi bien être l’un des sujets abordés dans un bar sombre de « The Americans » de Frank. On y trouve des jeux de mots très amusants comme dans tous les disques des Stones : « I’m zipping through the days at lightning speed » – Mes journées passent comme l’éclair, un jeu de mot sur « zipping chrou ». Keith explique qu’ils se sont mis à refléter ce qu’ils voyaient et entendaient : « on passait par tellement d’endroit différents que cela prenait du temps avant de pouvoir dire comment cela pourrait nous affecter. Et il est probable que tout ce qu’on a fait dans les années précédentes passées en Amérique, s’est reflété dans cet album ».
La chanson est née d’une feuille blanche, dans les sous-sols de Nellcôte durant l’été 1971. A propos de l’enregistrement « Rocks Off », Andy raconte[5]: “ça a duré des plombes. Quand Mick est revenu la première fois de Paris, il semblait content du son. Et Keith était installé dans la cave, pendant plus de 12 heures d’affilées sans bouger de sa chaise, occupé à rejouer ce riff de manière inlassable. Et un autre soir, il était très tard, probablement quatre ou cinq heures du matin lorsque Keith me demande : « fais-moi entendre cette prise une nouvelle fois. Et il acquiesce, pendant que la bande continue à passer. Je me suis dit : Parfait, c’est bon. Et je me dis que ma nuit est terminée et je rentre à la maison. J’étais assez secoué après une demi-heure de route. En rentrant dans la maison, j’entend le téléphone sonner, c’est Keith qui me demande « où es-tu ? ». « Je suis à la maison puisque je te réponds ». « Tu ferais bien de revenir, car j’ai une idée pour une autre guitare ». Une fois de retour Andy se rappelle : « c’était excellent. Comme une partie avec des contre-rythmes. Deux Telecaster, une de chaque côté de la stéréo. C’était absolument brillant, si bien que j’étais content qu’il m’ait fait revenir ». Il faut dire que ces deux parties de guitares ryhmiques comptent parmi ce que Keith fait de mieux. Andy rajoute : « quelqu’un m’avait dit que c’étaient des 300 W, ce qui me semblait dingue, mais c’étaient des amplis combos 2X12, et ils étaient sacrément puissants ». C’est ce que Keith fait de mieux dans le genre sur sa Telecaster datant de 1955 ou 1956 où il utilise les réverbérations qui lui sont facilitée par le sous-sol de la maison : « on faisait aussi attention à ne pas ajouter d’échos électroniques indésirables, on cherchait un son naturel, et dans ces sous-sols il se passaient des trucs vraiment étranges. Je me souviens d’avoir joué dans une pièces avec des carrelages. J’avais tourné l’ampli vers le coin de la pièce pour voir ce que reprenaient les micros. Je me rappelle avoir fait cela pour « Rocks Off » et pour « Rip This Joint ». Sur ce morceau, Mick Taylor semble assez calme, puisqu’on ne l’entend qu’en fin de morceau et sa partition est mixée assez basse, laissant la priorité aux guitares de Keith. Il ne faut pas oublier la contribution de Jimmy Miller sur ce morceau. C’est en effet lui qui suggère le passage à la voix surréaliste de Mick, peu après la deuxième minute du morceau et qui relance le morceau avec beaucoup d’énergie.
Le jeu de caisse claires de Charlie est superbe ainsi que la partition de bass de Bill Wyman. Keith qui n’a pas l’habitude de jeter des fleurs à Bill ne tarit pas d’éloge lors de la « remasterisation » de l’album en 2009[6] : « Bill est solide comme un rock, mec. Quel bassiste ! En fait en écoutant ça, il m’impressionne de plus en plus. Tu peux être habitué à quelqu’un mais en redécouvrant tout ce matériel pour ce disque, je me suis dit : « nom de Dieu, il est meilleur que je ne pensais ». Les partitions de Nicky Hopkins tout comme celles des cuivres de Bobby et de Jim qui jouent directement avec le groupe et non en overdub.
On peut se demander pourquoi « Rocks Off » n’est sorti en single qu’au Japon, alors que ce morceau est une véritable bombe du rock avec des swings et des groove parfaits, des parties de basse et de pianos brillantes. « Rocks Off » apparaitra de manière sporadique sur les setlists des tournées et sera notamment joué à cinq reprises durant « No Filter », la tournée qui aura duré plus de 4 années.
[1] https://www.allmusic.com/song/rocks-off-mt0007534377
[2] « Exile On Main Street – 33 1/3 » – Bill Janovitz – Bloomsbury Academic – 2005
[3] « Rolling Stones – La Totale » – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Chêne E/P/A – Hachette Livre – 2016
[5] « Engineer Andy Johns discusses the making of The Rolling Stones’ ‘Exile on Main Street’” – Goldmine mag – Patrick Prince – 08/05/2010
[6] « Keith Richards Discusses the Making of The Rolling Stones’ ‘Exile on Main St.’ – Alan Di Perna – Guitar World – 18/12/2014″