Nellcôte

Pour arriver au 10 avenue Louise Bordes à Villefranche-sur-mer à partir de Nice, on a l’embarras du choix. Soit on emprunte la spectaculaire Grande Corniche, une ancienne voie romaine partant du boulevard Bischoffsheim, soit on passe par la Moyenne Corniche au départ du quartier du port. Mais le plus facile reste d’emprunter la route du bord de mer, la Basse Corniche. Par cette dernière, en arrivant à Villefranche, il faut prendre la direction de Beaulieu-sur-Mer, rester sur le boulevard Napoléon, puis prendre à droite, d’abord dans l’avenue de l’Ange Gardien, puis encore une fois à droite avenue Louise Bordes. On arrive devant un majestueux portail réhaussé de noir et d’or au travers duquel on aperçoit le superbe jardin du manoir de « Nellcôte ». Sans invitation, la maîtresse de maison, la reine de la demeure ne vous laissera pas entrer. Il y a déjà bien assez de monde comme cela et les dix-neuf chambres et la cabane dans le jardin sont déjà occupées.

Le port de pêche de Villefranche-sur-Mer, est bordé par une vaste baie, un gouffre sous-marin dont la profondeur permet traditionnellement aux navires de guerre et paquebots de croisières d’y mouiller. Très convoitée depuis plus de deux mille ans en raison de sa rade accueillante, les envahisseurs grecs et romains ont fait du port une base pour leurs croisades et la baie a depuis lors conservé son importance en tant que voie d’accès pour les arrivées de militaires et de marchandises. Avec la concurrence grandissante de la ville de Nice, Villefranche s’est progressivement limitée à un lieu de retraite privilégié pour les riches et les aristocrates, le microclimat avantageux de la baie assurant des températures constantes toute l’année.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’inévitable présence nazie dans la région a heureusement été tempérée par la sérénité de l’endroit, bien que des marques indélébiles aient été laissées à tout jamais sur certains bâtiments. Après la guerre, les navires de la marine américaine accostent discrètement dans la baie, permettant aux marins de prendre quelques heures de repos et de profiter de la proximité des villes de Nice et de Marseille. Alors que de nombreuses célébrité se retrouvent dans les villes voisines de Cannes et de Monte Carlo, peu de têtes se tournent lorsqu’Anita et Keith viendront s’installer à la villa « Nellcôte » au début du mois de mai 1971.

L’histoire du manoir est aussi riche que celle de son célèbre propriétaire, l’amiral de marine et ex-banquier Eugene Thomas, qui en 1899 acquiert le terrain d’un hectare à un producteur d’olives niçois, André Stable et fait construire la villa qui porte initialement le nom de « Château Amicitia ». L’histoire d’amour et de haine de Thomas avec sa création le suit jusqu’à sa mort puisqu’il finit par se jeter du balcon de la villa, la légende voulant que son suicide s’agirait plutôt d’un rituel occulte. Rebaptisée Villa « Nellcôte » en 1919 par son quatrième propriétaire Samuel Lévi Goldenberg, en l’honneur de son épouse Nella[1], la villa est rachetée par la famille Bordes, des armateurs actifs dans le transport de matières premières entre l’Amérique du Sud et la France. L’influence de la célèbre famille dans le quartier est telle que lorsqu’une route est percée le long de la villa en 1939 elle est baptisée du nom de l’épouse du chef de famille, Louise Bordes.

Ce qui a causé certaines controverses depuis sa construction, c’est son lien avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Privilégiant la Côte d’Azur pour diverses activités en 1943, la Gestapo a fait de « Nellcôte » une base pour ses opérations pendant deux ans, jetant une ombre indélébile sur la propriété. Personne ne sait exactement à qui appartient la maison pendant la guerre. Le manoir n’a jamais livré tous ses secrets et ses nouveaux occupants vont se poser bien des questions à son sujet.

A « Nellcôte », on pénètre dans un autre monde ; c’est une nouvelle réalité qui s’ouvre à ses occupants. Les plus chanceux qui visiteront cette villa néo-classique, entreront par une très haute double porte vitrée, ornée de fer forgé tortueux et incrustée de verre. Elle donne accès à un escalier en marbre qui mène à un vaste salon où un imposant lustre en forme de goutte d’eau descend d’un plafond de 6 mètres de haut. En haut de l’escalier se trouve la mezzanine contenant les seize chambres de la villa. Des miroirs gigantesques sont disposés dans tous les coins de la propriété. Le salon y est très spacieux et on pourrait même y installer un groupe de rock et tout son matériel pour y faire un concert. La salle à manger est à la gauche, immense elle aussi, au milieu de laquelle est plantée une énorme table autour de laquelle les très nombreux occupants, leur entourage et quelques « pique-assiettes » passeront une bonne partie de la journée. De la salle à manger on peut aller à la cuisine. On achève la visite du rez-de-chaussée en visitant les deux chambres et la salle de bain qui se trouvent de l’autre côté du salon. Pour arriver à l’étage, on emprunte un large escalier dont les marches de marbre sont en partie recouvertes par du tapis. Après deux volées, on tombe sur la chambre principale qui donne sur une vaste terrasse entourée de colonnes de pierre. Il y a cinq autres chambres et des salles de main. Mais le meilleur reste à venir.

Lorsqu’on traverse le salon, on arrive aux portes qui donnent sur l’arrière de la villa et sur une vaste véranda avec une vue sur le bleu infini de la Méditerranée et le port de Villefranche-sur-Mer. Puis on tombe sur deux escaliers. En descendant les marches vers la gauche ou vers la droite on arrive sur un arboretum assez mal entretenu depuis qu’Alexandre Bordes, passionné de voyage et d’horticulture, revenait avec des souvenirs parfois encombrants de ses voyage, le microclimat de la baie permettant aux plantes et aux arbres subtropicaux de s’y épanouir. Cependant, des années de négligence ont fait disparaître un grand nombre de plantes et d’arbustes exotiques. Seul un baobab robuste pointe sa tête dans cette véritable jungle. Caché dans cette nature sauvage, se trouve un chalet avec ses trois chambres, qui s’avère souvent utile pour y « caser » certains invités un peu encombrants. Dans le jardin, on trouve un perroquet, un lapin appelé « Boots » et un chien « Oakie », qui dort où il veut[2].

Ce qu’il y a de plus remarquable à « Nellcôte », c’est la lumière, car la villa est construite pour la capter et la retenir. Mais alors elle devient rapidement un chaudron gardant la chaleur à partir de la mi-journée et le seul refuge en devient la terrasse sur laquelle les repas sont servis. Et parfois, pour s’assoir à l’ombre, il faut aller la chercher sur l’escalier en contrebas ou bien descendre dans le mystérieux sous-sol de l’habitation……

Plus esthétique que pratique, « Nellcôte » possède son propre port, avec des marches taillées dans les rochers menant vers une petite jetée. La vue s’étend jusqu’à la baie voisine de Beaulieu-sur-Mer et, à l’aide d’un télescope, on peut apercevoir la flottille ininterrompue de yachts, dont le spectaculaire « Zaca » d’Errol Flynn1. Cette prestigieuse goélette était l’un des plus prestigieux bateaux qui n’ait jamais navigué sur la Méditerranée avec son pont en teck et sa coque couleur d’ébène. Malheureusement l’un de ses mats était brisé et le navire était retenu en otage par la capitainerie pour frais de mouillages impayés depuis plusieurs années.  

Le jour des impôts s’approche en Angleterre. Pour échapper à l’appétit gargantuesque du fisc anglais qui compte les taxer à plus de 90%, les Rolling Stones partent en « exil » dans le sud de la France, à l’issue de leur tournée d’adieu « Goodbye Britain Tour »[3] de 3 semaines qui s’achève au « Marquee Club » de Londres, le 26 mars 1971.

Après s’être « tapé » tout le boulot pour se libérer des griffes du businessman du rock Allen Klein, Mick tente tant bien que mal d’anticiper l’avenir financier très incertain des Stones qui vont se rendre assez rapidement compte des implications d’un « exil », un sentiment qui se fera ressentir dans la plupart des chansons de leur futur album qu’ils vont péniblement se mettre à enregistrer, dans un endroit très improbable de leur prison blanche.

Les premiers membres du groupe s’envolent pour Nice, le 1er avril 1971. Bill Wyman est accompagné de sa compagne Astrid Lundstrom et Mick Taylor de son épouse Rose Miller qui vient de donner naissance à leur fille Chloe, il y a à peine trois mois. Mick Taylor n’a lui pas d’ennui avec le fisc et son exil n’a en principe aucune raison d’être[4] : « j’avais rejoint les Stones en juin 1969, je n’avais pas encore gagné d’argent pour avoir des problèmes fiscaux. Je me souviens parfaitement du jour où on a fait le voyage dans notre jet privé. Je me disais : c’est la belle vie. C’est génial ». Il se rappelle que son existence de troubadour lui créait beaucoup de pression. « C’était comme être en tournée tout le temps », dit Taylor4 avec un sourire. « On était arrivé à un stade où nous avons tous commencé à vivre la pression de ce style de vie. Devenir non-résidents, vivre à l’étranger et se déraciner, c’était quelque chose d’assez important. Nous n’avons jamais vraiment eu le temps de nous installer dans une situation familière. Il y avait toujours des situations spéciales. Ma femme venait d’avoir un bébé, alors sur le plan personnel, cela a complètement bouleversé ma vie. Il s’est passé tellement de choses en un court laps de temps. Au bout de quelques années, je me suis rendu compte que j’étais devenu un gitan ».

Bill Wyman commente à son tour son exil forcé2 : « Je n’aimais pas ça, parce qu’en France, on devait remplacer toutes les choses qu’on appréciait. On ne pouvait pas acheter la même marque de thé. Le lait français était différent. La « Bird’s Custard », le « Branston Pickle », le piccalilli et tous les produits anglais auxquels on était habitués, il fallait les importer parce qu’on ne les trouvait pas ». Il semble par contre s’habituer assez rapidement à sa nouvelle vie2 : « j’étais impatient d’aller à Cannes, de marcher sur la plage et de voir les filles seins nus, pas comme en Angleterre. C’était amusant. Pour commencer, cette idée me plaisait et puis il y avait le fait de rencontrer des artistes célèbres, des peintres. Je ne sais pas pour les autres. Ils sont partis plus tôt. Je vivais dans une superbe maison. J’étais dans un hôtel, la Bastide Saint-Antoine, près de Grasse, la ville des parfums. Et il y avait des jardins magnifiques avec de grandes fleurs sauvages. Ils avaient leur propre vignoble et produisaient leur propre vin. J’ai beaucoup apprécié cela. Puis le moment d’enregistrer est venu ».

Charlie Watts et son épouse Shirley sont déjà en France et vivent dans un hôtel de Cannes en attendant leur déménagement à La Borie une maison où a séjourné Vincent Van Gogh, située près d’Arles2 : « je n’aimais pas déménager. Cela ne me plaisait pas. J’étais Anglais. Pour moi c’était inconcevable de vivre en France. Je me trouvais dans un état d’esprit assez étrange. On était exilés, surtout moi. Je ne parlais pas un mot de français ». Il rajoutera plus tard[5] : « j’ai dû revendre ma maison en Angleterre et déménager en France. J’y ai acheté une maison dans laquelle je n’y étais presque pas depuis qu’elle était en travaux, donc je vivais dans la maison de Keith plus que dans la mienne. Je ne parlais pas français mais ma vie était bien là-bas, bien que cela ait été une période assez solitaire pour Shirley ».

Mick n’a aucun mal à délaisser ses deux demeures anglaises qu’il n’appréciait pas trop[6]. Il met en location son manoir de Stargroves (et son studio d’enregistrement) pour la somme de $ 6.200 par semaine. Personnellement, il trouve que les Stones ont pris une excellente décision de s’expatrier[7] :
«rétrospectivement, je pense que quitter l’Angleterre était très ennuyeux. Avoir un port d’attache, c’était vraiment vieillir avant l’âge. Tout le monde vivait à la campagne avec sa famille. Je pense que le groupe aurait éclaté autrement. Quand le groupe a quitté l’Angleterre, on n’avait plus que le groupe. Si nous étions restés en Angleterre, j’aurais probablement lâché les Stones et pris ma retraite pour vivre à la campagne ». Accompagné de sa compagne nicaraguayenne, Bianca Perez-Mora y Macias, alors enceinte de quatre mois, ils s’installent temporairement à l’hôtel Byblos avant de séjourner dans un hôtel encore plus luxueux, la Bastide-du-Roy à Aix-En-Provence et de faire de nombreux allers et retours sur Paris au Plaza Athénée. Plus tard, ils loueront une maison à Mougins qui reste située à près de 40 minutes de route de Villefranche-sur-mer. Cette propriété très isolée, également dénichée par Jo Bergman8 appartenant au prince de Polignac, l’oncle du prince Rainier de Monaco était traditionnellement louée à des compositeurs et à ses musiciens. Polignac hésita tout d’abord à confier la demeure à Mick, représentant du milieu très sulfureux de la musique pop. Il déclarera plus tard que Mick et Bianca avaient été les meilleurs locataires qu’il ait jamais eus.

Jimmy Miller, le producteur et Andy Johns l’ingénieur du son, sont pour le moment en « standby » à Londres prêt à débarquer aux premiers ordres reçus, tandis que les deux musiciens de la section de cuivres, Bobby Keys et Jim Price s’installent également à Villfranche-sur-mer. Bobby Keys raconte[8] : «j’étais persuadé qu’ils avaient des millions et des millions de dollars. Ils avaient fait tous ces hits. Je ne savais pas qu’ils étaient dans cette situation. Il est difficile d’imaginer que quelqu’un ait besoin d’argent alors que tout le monde, moi y compris, vivait dans une grande villa dans le sud de la France. Ma maison n’était qu’à cinq minute à pied de « Nellcôte « et à moins de deux minutes en voiture ». Nicky Hopkins[9] ne rejoint les Stones qu’en juillet et partagera la « Villa De Vigne » avec Bobby et Jim. Nicky est resté à Stargroves pour y enregistrer des sessions de piano avec les Who et avec John Lennon. Il n’a pas les mêmes soucis financiers que les Stones, n’aime pas trop devoir délaisser son pays natal, n’apprécie pas particulièrement la France ni les Français et ne semble pas vraiment presser de « descendre » dans le sud de la France. 

Pour Keith, à priori le plus réticent à venir s’installer en France, c’est encore différent, comme d’habitude. « On a été forcé4 de faire marche arrière à cause de toute cette histoire de taxes. En Angleterre, nous étions bloqués et nous avons soudainement senti tout le poids de cet empire mort s’abattre sur nous. Donc la seule chose à faire était de partir, de tout reconstruire, et de dire : « On va tous faire ça les gars, on va déménager – soyons une famille ». D’une certaine manière, c’était énergisant et c’est, je pense, pourquoi « Exile » a fini en double album. Mais Il n’a pas encore quitté le sol britannique. Le 5 avril 1971, le jour précis où les impôts sont perçus en Angleterre, une équipe de déménagement débarque au 3 Cheyne Walk, sa maison au bord de la Tamise, afin d’emmener ses affaires en France. Il est le dernier à embarquer vers Nice avec son fils Marlon âgé de 18 mois, de Jo Bergman, la responsable des Stones qui avait travaillé auparavant pour Marianne Faithfull, et de Shirley Arnold, la secrétaire du fan club des Stones. Keith vient de subir deux cures de désintoxication successives depuis trois semaines pour tenter de se débarrasser d’une addiction à l’héroïne dont il était dépendant depuis le retour de la dernière tournée américaine qui s’était terminée tragiquement à Altamont en décembre 1969. Il a pourtant l’air en forme quand il débarque de l’avion sur la « French Riviera ». Il se fait accueillir par le Prince Rupert von Loewenstein, le « mentor » financier des Stones. Le Prince s’est entretemps installé au Majestic sur la Croisette de Cannes. Anita Pallenberg de son côté n’est toujours pas suffisamment « clean » pour prendre l’avion. Elle rejoindra Keith et les Stones une semaine plus tard.

Jo Bergman s’est chargé de l’organisation du déménagement des cinq membres des Stones se demande toujours si Keith va apprécier la villa « Nellcôte » qu’elle lui a déniché, maison qu’il n’a jamais vue et qu’elle a loué pour lui pour la coquette somme de $2.500 par mois. La maison appartient alors à une déplaisante femme d’origine suisse1, Madame Keller qui a racheté la villa à la fille de Monsieur Bordes. Elizabeth Hiemer, gouvernante de la villa, avec qui Anita parle couramment Allemand, n’a jamais été très claire à propos de l’utilisation de la villa par la gestapo pendant l’occupation. Par contre ce qui va s’y dérouler au cours des neuf mois suivants s’avérera être l’une des plus scandaleuses de l’histoire de la région, une période décrite comme « la Belle Époque qui rencontre le Grand Guignol »[10]. Malgré le nombre de belles villas et de résidences de toutes tailles qui occupent le littoral le plus populaire de France, « Nellcôte » est vraiment hors du commun. Située juste à l’extérieur de la longue bande de plage de sable de Villefranche-sur-Mer, la position surélevée de l’immeuble est encore aujourd’hui sans équivalent dans la région.

A son arrivée, Keith serre la main du jeune couple qui s’occupe de l’intendance. Keith ne parle pas un mot de Français et réciproquement, le couple ne parle pas Anglais. Keith se demande alors : « qui a engagé le décorateur ? »2. Ce qui lui importe ce sont les vibrations qu’il ressent dans cette maison : « est-ce que c’est cool pour toi ? ». Le sourire qui éclaire son visage osseux traduit son bonheur présent, et il répond : « Je prends ». Keith Richards a parlé et il est heureux ; et donc Marlon, Shirley, Jo et même le couple français le sont également.

C’est une super maison pour lui, pour les enfants et pour le rock‘n’roll. Dans son livre « Life »[11] il déclarera : « dès que j’ai vu Nellcôte, je me suis dit qu’une saison en exil ne me ferait peut-être pas de mal. C’était la plus incroyable des villas, au pied du Cap Ferrat, avec vue sur la baie. Si tu te réveillais fracassé le matin, un tour dans ce château étincelant suffisait à te remettre d’aplomb. Mais on s’y sentait vraiment en exil2 : c’est nous contre toutes les emmerdes du monde. On les emmerde ! Je me suis senti soulagé d’arriver en France, d’oublier ces problèmes et d’apprendre à parler français ».  

Le couple de cuisiniers français passe rapidement ce qu’on appellera un « examen de passage » dans la grande salle à manger en servant le premier diner de Keith et de son fils Marlon : des « fucking peas ». « Des putains de petits pois en boîte », rapporte-t-il à Jo. « Je ne peux pas manger cela. Et Marlon non plus. On a besoin de vraie nourriture. Tu vois ce que je veux dire ? ». Puis il déclare vouloir des frites, du poisson et du Yorkshire pudding, de la vraie bouffe et pas des saletés de petits pois. A « Nellcôte », Keith compte vivre comme il vit partout ailleurs et le fait clairement savoir au cuisinier. Bientôt il transformera la superbe villa en quelque chose qui ressemble à un hôtel dévasté après un concert et une loge de backstage. Tout à l’intérieur de la maison saura aussi funky que possible.

Après avoir manifesté son enthousiasme, Keith appelle Anita en Angleterre et fait les cent pas dans le salon en lui disant combien il aime « Nellcôte » et plus important encore qu’elle aimera la villa également. Keith est littéralement entrain de lui vendre la maison, pour une bonne raison. A l’autre bout du fil, Anita ne va pas bien et n’arrête pas de se plaindre avec son lourd accent allemand. Elle veut y être tout de suite, mais la seule manière pour elle de venir en France c’est d’être « clean » afin de pouvoir s’occuper de son fils Marlon. « Bientôt », dit Keith3. « Avant même de t’en rendre compte tu seras, ici ».

Anita vient de subir sa première cure de désintoxication aux cachets de « Mogadon » à Bowden House une clinique de réhabilitation située à Harrow dans le Middlesex, après qu’un spécialiste l’ait encouragé à suivre cette technique qui permet d’éviter complètement tout symptôme de manque[12] : « on vous endort avec des somnifères et, dans le même temps, on vous donne à heures régulières des doses réduites de méthadone. Vous ne ressentirez aucune douleur ». Il est vraisemblable qu’elle se soit fait expulser de la clinique par le docteur Maurice, qui exaspéré, ne l’a plus supporté. Durant son séjour elle aura délaissé Bowden House à plusieurs reprises. Le docteur dira à Keith que sa femme avait plus d’héroïne dans le sang que lorsqu’elle avait été admise et qu’il était inutile de tenter une cure si elle n’était pas prête à rester à l’hôpital toute une journée. En arrivant à « Nellcôte », Anita semble assez calme. A peine a-t-elle passé le portail du manoir qu’elle entend le vent « hurler dans les cheminées alors qu’il n’y avait que Keith et moi en train de nous installer là-bas,…cela m’a inquiété. J’étais très, très inquiète. Comme une prémonition de ce qui allait arriver, une impression, le présentiment d’un désastre futur… » se rappelle Jo3. Pour Keith, ce qui semble le plus important, c’est qu’Anita soit arrivée en France dans une forme « éblouissante ». Tout comme Keith, elle est désormais « clean », mais peut-être pas tant que cela : « j’étais encore très fragile. Je venais de terminer ce qu’on appelait une « cure de sommeil », racontera[13]-t-elle plus tard. Comme tout ce qu’ils vivent ensemble, cela ne va pas durer longtemps. « Jusqu’à la naissance de Marlon on vivait à l’hôtel, on ne restait jamais au même endroit » dit Anita2. « J’étais ravie de déménager vers le sud de la France. La maison était superbe et c’était très romantique. J’ai perdu toute notion du temps là-bas.  J’avais l’impression de vivre un rêve ». Ce n’est pas demain que Keith et Anita se libéreront de leur dépendance à la drogue, car « Spanish » Tony, surnommé « dealer officiel des Rolling Stones6 » s’invitera à « Nellcôte » et en fera son « chez lui » loin de chez lui durant une grande partie de l’été. « Je n’étais pas totalement clean en arrivant à Nellcôte. Toutefois il y a une différence entre ne pas être totalement clean et être totalement accro » avoue Keith. « Tu es accro quand tu mets tout en « stand-by » tant que tu n’as pas ta came : toute ton énergie y passe ». Mais Anita est à ce moment-là beaucoup plus accro que Keith : « J’avais Spanish Tony continuellement dans les pieds. Il m’apportait un gramme de coke, et puis cela n’a plus marché », rapporte Anita. « Je me frappais la tête. Et il y avait tous ces coins très pointus près du lit, alors je me faisais des bleus partout, et finalement, vous savez, j’ai décollé…A l’époque on me donnait de l’héminévrine, un puissant sédatif, et j’ai décidé d’arrêter en me disant que j’allais me désintoxiquer par moi-même ».

Malgré l’aspect quelque peu délabré de la propriété, Anita et Keith sont plus qu’heureux d’obtenir le bail de la villa. En fait, quel que soit le prix, c’est la magie à la fois dangereuse et raffinée de la propriété qui trouve grâce aux yeux du couple. Anita semble très heureuse d’avoir rejoint Keith et Marlon : « C’était un endroit incroyable. C’était à la fois magnifique et décadent », raconte-t-elle. « Le jardin, c’était une véritable jungle. Je ne m’y aventurais pas. La maison était majestueuse, grande, mais en décrépitude. Il n’y ait pas de meubles et j’y avais amené des tapis. On vivait comme cela dans le style rock’n’roll et hippie, par terre. Les gens qui venaient étaient choqués. Ils se demandaient comment une si belle maison pouvait être dans un tel désordre, avec des jouets et des guitares partout. Les guitares étaient les mieux loties. Elle trônaient sur les canapés. On devait faire attention où on s’asseyait. Keith a gardé cette habitude Il réserve toujours la meilleure place à sa guitare ». Et puis il y avait Villefranche-sur-Mer : « Villefranche était cette grande rade en eau profonde. La Sixième Flotte américaine avait l’habitude d’y faire escale. Et quand la flotte arrivait, le village entier s’ouvrait. Les marins ont immédiatement pris des tonnes d’acide et se sont déchaînés sur la ville. Je pense qu’un jour il y a même eu une fusillade. Ces types, après s’être arrêtés à Villefranche, descendaient à Istanbul et c’est là qu’ils obtenaient tout le hash et les autres trucs, ils étaient toujours chargés » rajoute-t-elle.

Depuis la fin du contrat avec Decca, Mick gère lui-même les négociations, avec les dirigeants du successeur potentiel de Decca. Il avait déjà rencontré RCA[14], EMI et Capitol, puis le président du label américain Atlantic, Ahmet Ertegun par l’intermédiaire du prince Rupert. Ahmet Ertegun travaille déjà avec les groupes Yes et Led Zeppelin. Ertegun proposera au Prince de travailler avec l’avocat qui s’occupe des intérêts de Frank Sinatra, Mickey Rubin, afin de tenter d’accélérer les procédures. Les Stones prennent la décision de produire leurs disques sous leur nouveau label Rolling Stones Records, comme le font les Beatles avec Apple. Leurs disques seront distribués par Atlantic aux Etats-Unis. Le prince Rupert reçoit une offre de 5,7 millions de $ pour la réalisation de 6 albums en 6 ans tandis qu’une offre concurrente de RCA en propose 7 millions. Les Stones pensent qu’ils seront mieux avec Atlantic et mettent en œuvre leur plan initial. Ils ont choisi Atlantic pour sa réputation dans le domaine de la soul et parce que de tous les magnats du disque, c’est Ahmet Ertegun, leur avait fait la meilleur impression. Ertegun, arménien d’origine est le fils de l’ambassadeur Mustafa Kemal à Washington[15]. Le 1er avril, l’annonce est faite : Marshall Chess, le fils du fondateur de Chess Records, Leonard prend la direction du nouveau label Rolling Stones Records[16]. Le 7 avril 1971, les Rolling Stones arrivent en yacht à Port Pierre dans la baie de Cannes[17] pour y signer leur contrat avec Kinney Services, la société mère d’Atlantic Records qui était également propriétaire des studios Warner et donc du film « Performance ». Mick Jagger annonce13 : « Par la signature de ce contrat nous garantissons de produire six albums dans les 4 années à venir, dont l’album « Sticky Fingers ». Il annonce également que les Stones vont sortir un nouveau « single » au milieu de l’été, un nouvel album dans le courant de l’automne et un autre 45 tours juste avant Noël. A partir de ce jour les Stones ne sont plus autorisés à passer plus de 90 jours en Grand Bretagne. Durant la soirée que Keith quitte prématurément, il déclare[18] : « je dois aller retrouver mon chien, c’est mon seul vrai ami ». Chess et Trevor Churchill, les managers de Rolling Stones Records en Europe restent basés à Londres. Ils se sont vivement opposés à la signature de ce contrat[19] : « On aurait voulu en faire un contrat indépendant de manière à ce qu’ils puissent bénéficier d’une plus grosse part du gâteau. Mais Ertegun leur a proposé tellement de « cash » que c’était trop tentant pour eux ». Même avec le Prince Rupert et son armée de comptables dans les parages, il était clair qu’un seul homme dirigeait les opérations quotidiennes de l’empire du groupe : « Mick était tout à fait aux commandes », déclare Churchill. « Il était incroyablement compétent dans le domaine des affaires. Il avait l’habitude d’inventer des choses extraordinaires pour vous tenir en haleine. Vous ne saviez jamais quand il allait vous appeler pour vous demander : quelles sont les ventes de la semaine en Suède ? Il s’occupait aussi de tout le travail de liaison avec les banquiers ». Une seule personne pouvait mettre son veto à une décision de Jagger : « Avant de mettre en œuvre quoi que ce soit, Mick en parlait à Keith », raconte Sandy Lieberson, leur associé de longue date. « Si Keith disait non, Mick était foutu ».  

Outre la présence permanente de « Spanish » Tony, Keith reçoit la visite de Jean de Breteuil, le playboy aristocrate dealer de Marianne Faithfull et de Jim Morrison, un client difficile, qui lui causera pas mal d’ennuis en lui fournissant la drogue qui lui provoquera une overdose. « Jean se considérait comme le dealer des stars. Subitement, il n’était qu’un minable dealer avec des gros ennuis. Il était très jeune. S’il avait vécu, il aurait pu devenir un être humain », raconte Marianne Faithfull[20], qui rajoute : « C’était un type abominable qui avait rampé pour y arriver. Je l’avais rencontré chez John Paul Getty Junior qui a fini par mourir d’une overdose ». « Spanish » Tony l’appelle « Johnny Les Bretelles ». Il l’a rencontré chez l’écrivain américain William Burroughs, un héroïnomane de longue date, connu pour ses romans « hallucinés »[21].  Jean de Breteuil a emmené avec lui de l’héroïne « thai rose », du « cotton candy », très pur. Après l’avoir testé, Keith demande immédiatement que Jean appelle son dealer à Marseille pour qu’il lui en fasse parvenir à « Nellcôte ». En échange de ce petit service, Keith propose de mettre gratuitement à la disposition de Jean de Breteuil sa maison de « Cheyne Walk ». Il arrive que Jean6 vienne de Marseille à « Nellcôte » avec ses contacts personnels, dont deux corses solidement charpentés qui transpirent abondamment dans leur costume en tissus léger, Ils emportent deux porte-documents identiques, contenant des sachets en plastique de la même taille qu’un sac de sucre, de l’héroïne tellement pure que Keith doit prendre de grandes précautions lorsqu’il la coupe avec du glucose afin d’éviter de mauvaises surprises.

Et si « Nellcôte » n’avait pas été à moins d’une heure de Marseille, la drogue serait venue d’ailleurs. Certains personnages douteux appelés les « cowboys »3par les résidents de la villa se font passer pour des amis du personnel. Ils démarrent des activités très douteuses en utilisant « Nellcôte » comme base pour leurs activités illicites. Bien que ces personnages aient d’abord profité de l’hospitalité gratuite, Anita finira par en engager quelques-uns pour des tâches à accomplir dans la villa. Plusieurs d’entre eux sont basés dans la cuisine, un arrangement dont Anita déclarera plus tard que c’était un désastre. Leurs compétences font rapidement fait place à des actes bien plus sombres. Anita est loin de se douter que certains des assistants nouvellement employés sont des toxicomanes et des dealers ayant des liens étroits avec le réseau d’héroïne de Marseille. « Je me souviens qu’un jour je suis entrée dans le salon et il y avait deux types assis là, avec des chapeaux et des bottes de cow-boy, et l’un d’eux m’a dit : « Oh, nous venons de Marseille, nous vous avons apporté des cadeaux », et un demi-kilo d’héroïne est sorti du coffre ». J’ai dit : « Non, on ne fait pas ça », et je les ai foutus dehors ». Mais les choses ont tendance à s’enflammer autour d’elle. Marianne Faithfull, pourtant son amie, finit par l’appeler « Glenda Hindenburg »[22]. « Beaucoup de gens avaient peur de moi », dit Anita. « Je suppose que c’était tout ce savoir-vivre que j’avais. Je venais de Rome et j’avais voyagé, je suis allé à New York, je connaissais tous ces gens, et j’étais assez téméraire aussi ». On voyait Keith et Mick échanger des regards du genre : « Qui est cet oiseau bizarre ? ». C’était un euphémisme. Comme le rappelle Keith, « elle savait tout et pouvait le dire en cinq langues. Elle me foutait la trouille ! » . Anita[23] est devenue la femelle alpha des Stones. Mais le fait qu’elle soit la compagne de Keith n’était pas la seule explication. Les liaisons qu’elle avait eues avec Brian et Mick lui donnaient un statut particulier. Et Astrid Lundstrom, la fiancée suédoise de Bill Wyman, ainsi que Rose, la petite amie de Mick Taylor, tout comme Shirley Watts, gardaient leurs distances avec elle.

Un autre invité assez inattendu débarquera dès le début à « Nellcôte », un jeune photographe : « j’ai commencé à photographier les Stones en 1964 », raconte Dominique Tarlé[24]. J’ai demandé si c’était possible de prendre quelques photos des Stones dans le Sud de la France. On m’a donné leur adresse. J’y suis allé un après-midi et je ne savais pas que Keith et Anita habitaient là-bas. La maison était magnifique et au printemps la lumière est splendide dans le Sud. A la fin de la journée, je les ai remerciés pour ce moment agréable et ils m’ont dit : « tu peux rester ». Je suis resté six mois. Il rajoute : « chaque matin, Keith se levait à 8h, 8h30. Il partait faire un tour avec son fils Marlon. Les Stones n’étaient pas connus dans le sud de la France. Ils menaient donc une vie des plus normales. Ils allait au zoo, à la plage. L’après-midi Anita s’occupait de Marlon et Keith jouait de la musique. C’était le même rituel tous les matins. Ils vivaient normalement. A l’époque les Rolling Stones avaient plus de cinq membres. Ils étaient huit, avec les cuivres Jim Price, Bobby Keys et Nicky Hopkins. Et tous ces gens avaient des enfants. Les Rolling Stones formaient une sorte de tribu. Les musiciens et les techniciens se réunissaient la nuit et les enfants étaient ensemble le jour. Il est impossible de séparer la vie de famille des activités professionnelle qui se déroulaient en sous-sol. Et la tribu s’agrandissait sans cesse ». Bobby Keys rajoute2 : «je me suis retrouvé là-bas parce que j’ai suivi le groupe. Mes potes avec qui je jouais du rock ont dû quitter le pays. On a suivi le mouvement. Ça ne me gênait pas de vivre entre Nice et Monte-Carlo. Cela ne me dérangeait pas de voir toutes ces jolies filles. C’est sûr. Avoir 20 ans dans le Sud de la France et jouer du rock, c’était une combinaison gagnante. Franchement ! Ça marchait du tonnerre ».

Quelques jours après l’arrivée des Stones à « Nellcôte », le 16 avril 1971, les Stones fêtent la sortie de « Brown Sugar », le premier single de l’album « Sticky Fingers ». Ils donnent une réception au Yacht Club de Cannes. La fête a des airs de galas avec leurs invités Ahmet Ertegun, le président d’Atlantic Records, Eddie Barclay, le fondateur de la maison de disques qui porte son nom, Bobby Keys, le saxophoniste attitré des Stones et Stephen Stills. Après la fête, Keith, Mick, Charlie, Anita, Bobby, Ahmet et d’autre membres de l’entourage des Stones se rendent à la Bastide Saint-Antoine, la maison de Bill à Grasse afin de fêter le gigantesque succès de « Sticky Fingers », l’album de loin le mieux vendu des Stones, bien mieux que les deux albums précédents « Let it Bleed » et « Beggars Banquet ». Les Stones sont désormais du côté des vainqueurs. Tous les signaux sont au vert et tout ce qui leur reste à faire c’est de se mettre à enregistrer l’album suivant dans un endroit non encore déterminé. La veille13 de la fête les Stones apparaissent dans l’émission « Top Of The Pops » avec leur nouveau single. Le «Daily Mirror » rapporte : « Mick Jagger de son côté n’a toujours pas l’intention de s’installer à « Nellcôte » et prépare son mariage avec Bianca. Le refus de venir vivre auprès de Keith et d’Anita aura une énorme influence sur la manière dont le prochain album sera enregistré. Bianca, « une reine tueuse de premier ordre »3, impossible à contrôler a tout bonnement décidé qu’elle ne mettrait pas les pieds à « Nellcôte ». Dès le début de leur relation, on peut se douter que les présages seront mauvais à propos des relations entre Bianca et Anita. Si Anita11 avait de bonnes relations avec les autres femmes des Stones, elle maintenait une domination tacite sur elles. La situation est plus compliquée avec Bianca, une femme d’une intelligence vive et d’un physique ravageur. Tout comme Anita, Bianca est bien au-dessus du niveau des groupies habituelles qui pullulent sur la scène rock, et en tant que telle, sa présence distante s’avère être une menace. De plus, à une époque où les femmes du rock suivent le look bohème d’Anita, la garde-robe de Bianca est l’incarnation de la haute couture de grande classe. Pratiquement cela signifie que durant les neuf mois de présence des Rolling Stones, dans le Sud de la France, Mick passera le plus clair de son temps à Paris auprès de celle qui deviendra son épouse le 12 mai 1971 à Saint-Tropez.

Après le mariage de Mick, on assistera à « Nellcôte » durant tout l’été une grande fête permanente version rock’n’roll de la haute société anglaise. Tous les invités paraissent tellement s’amuser qu’aucun d’entre ne donne l’impression de vouloir partir un jour. Keith transforme progressivement « Nellcôte » en son propre « Graceland [25]». Tout comme Elvis avait réuni une bande pour faire la fête et jouer dans sa grande maison blanche, Keith s’est entouré d’une bande de bons vieux garçons qui rivalisent avec la mafia de Memphis.

Si le penchant du couple pour les fêtes nocturnes est légendaire, la montée en flèche des températures diurnes, compromet fortement leurs déplacements pendant la journée. La gestion journalière d’une propriété de la taille de « Nellcôte » requiert la présence intransigeante et de la capacité d’organisation d’Anita. Et pour protéger leur intimité, le couple choisit de loger dans le grand appartement situé à l’étage supérieur de la propriété, un endroit strictement interdit aux invités mais aussi aux autres membres des Stones.  Anita s’empresse d’endosser le rôle de gardienne de la villa. Elle s’occupe de la logistique qui fournit la nourriture vitale pour maintenir les esprits et les corps pendant toute la durée de leur séjour : « Tout le monde avait faim à des moments différents. Parfois, il y avait vingt personnes assises à table » raconte Anita… « Je pense que nous avions un grand repas à midi, vers deux ou trois heures de l’après-midi, puis tout le monde était livré à lui-même ». Au départ, c’était une affaire intime, Anita et Keith amenant avec eux une suite peu structurée. Certains étaient prévisibles, comme « Spanish » Tony, l’actrice Madeleine d’Arcy, tandis que d’autres allaient et venaient au gré de l’ambiance qui régnait dans la villa.

Dominique Tarlé raconte8: « Elle dirigeait la maison », dit-il. « Le matin, Anita préparait tout, car ils avaient des invités. Elle travaillait avec les gens dans la cuisine, à choisir la nourriture. L’après-midi, elle s’occupait de Marlon. Beaucoup de gens qui venaient à Nellcôte avaient aussi des enfants. C’était une famille heureuse, aussi simple que ça. Elle était amoureuse. Pas une seule fois je n’ai eu une dispute ou un problème avec elle ». « C’était génial », se rappelle Anita2, « les enfants ont tous participé. Le soir on les mettait simplement au lit. Je ne sais pas comment ils dormaient avec ce bruit. Mais les enfants sont comme cela. Ils avaient un super comportement vis-à-vis des adultes et les adultes devaient s’occuper d’eux surtout Jake et Charley qui éteint plus âgés que Marlon qui était tout petit. Il avait deux ans. Mais les autres sollicitaient beaucoup les adultes. Ils les provoquaient et ils jouaient avec eux. C’était agréable, cela se passait bien. Je passais mon temps à faire des allers et retours à la cuisine. Il manquait toujours quelque chose. Je ne sais pas qui payait, mais ça a dû couter une fortune. Avec le vin et tout le reste. On avait toujours de l’alcool à la maison. Il y avait des pique-assiettes en tous genres ». A ce moment, Anita12 était encore une merveille naturelle, ainsi qu’une force de la nature. Bien qu’elle n’aille que rarement à la piscine, la tenue qu’elle préférait porter à la maison était un bikini microscopique en peau de léopard qui ne laissait rien à l’imagination mais dont tout le monde se demandait à quoi elle pouvait ressembler sans lui. « Je me souviens qu’il y avait cinquante personnes à table pour déjeuner », raconte Mick Taylor3. « On se serait cru en colonie de vacances ». Andy John[26]s se souvient de certains de ces moments lors des déjeuners élaborés que le groupe et l’équipe partageaient souvent dans la villa, où un chef français avait été engagé pour que la communauté rock’n’roll se rassasie des délices de ses tomates farcies, de ses asperges sautées et d’autres mets. « Ce type préparait des déjeuners sur une grande table sur la terrasse, magnifiques à regarder, sans parler de manger », raconte Johns. « Ce type était un génie, un véritable artiste. On s’asseyait sur cette grande terrasse et on regardait la Méditerranée, et tous ces grands yachts. Puis Keith descendait et disait : « je veux un cheeseburger ». Après ces superbes déjeuners, Keith s’asseyait sur les marches qui descendaient dans le jardin, et jouait de la guitare en chantant. Il était merveilleux tout seul ».

Parmi les visiteurs et invités célèbres des neuf mois suivants, la villa verra défiler John Lennon et Yoko Ono, Eric Clapton, l’ex-pilote automobile Tommy Weber et ses deux enfants, Gram Parsons et sa compagne Gretchen Burrell, les acteurs Alain Delon et Catherine Deneuve, l’auteur William S. Burroughs, l’aristocrate playboy Jean de Breteuil, des amis proches tels que Deborah Dixon, le mannequin Suki Poitier avec à ses côté Tara Browne, l’héritier de l’empire Guinness, l’antiquaire Christopher Gibbs qui a aidé Mick à  résoudre les déboires financiers du groupe, et « Stash » de Rola dont le vrai nom est Stanislas Klossowski de Rola, percussionniste de Vince Taylor que Keith a connu en 1964, Marshall Chess, ainsi que l’entourage des Stones et leurs partenaires. « Presque toutes les personnes que nous connaissions à Londres sont venues à un moment ou à un autre pour voir ce que nous faisions », rapporte Anita3. « On aurait dit que tout le monde devait faire le pèlerinage. Nous n’avions aucune intimité. C’était épuisant. Je me souviens avoir fait de nombreuses crises de colère à cause de tout le stress de ces gens qui arrivaient, et je ne pouvais pas dire : « Vous, vous pouvez venir, tandis que vous, vous ne pouvez pas venir ». Il n’y avait aucun moyen d’arrêter ce flux de personnes, et à la fin de la journée, ça devenait irritant. « C’était un tel cirque », se souvient June Shelley, une aide des Stones. La plupart des convives contribuent à la mise en scène dans la villa mais n’ont aucune utilité spécifique pour les Stones.  Contrairement à tous ces « piques-assiettes », Marshall Chess, ne cessera de voyager et de revenir à Villefranche-sur-Mer comme s’il rentrait du boulot depuis une banlieue voisine. Il est à la tête de « Rolling Stones Records » et supervise la création du nouvel album que les Stones doivent sortir. Tous les membres du groupe l’adorent2 : « je faisais des allers et retours entre « Nellcôte » et le reste du monde. Je négociais avec Atlantic pour la sortie mondiale de l’album. C’est devenu ma vie. Quand on bosse avec les Rolling Stones, on ne fait pas long feu, sauf si on en fait sa vie. Je me souviens de l’unique repas de la journée, en fin d’après-midi. On était assis autour d’une table très longue. On fumait des joints entre les plats. On avait un bol de hash, que tout le monde se passait. On se la coulait douce, on vivait comme dans « La Dolce Vita » de Fellini. Dans mon esprit, j’étais devenu un Rolling Stone ».

De temps en temps, la masse d’activités qui se déroulait faisait éclater la patience à peine voilée d’Anita2 : « Un jour du haut de l’escalier j’ai vidé une chambre dans laquelle un type avait dormi et j’ai jeté toutes ses affaires en bas. Les autres me regardaient : « mais elle est cruelle ». C’est ce que j’ai fini par faire, virer tout le monde. J’ai commencé à faire le tour des chambres. Puis je me suis installée dans une chambre au-dessus du camion. Cela faisait partie de notre stratégie de fuite en cas de descente de police. On avait mis au point une stratégie de fuite. On pouvait sauter depuis la fenêtre de la chambre monter dans le studio mobile et se tirer à toute vitesse. Sinon il fallait passer par les couloirs et les escaliers. On avait pensé à tout ». En plus des exigences auxquelles elle doit faire face, le flegme caractéristique de Keith déclenche souvent sa colère. « Je vivais avec un musicien » déclare-t-elle à propos de son compagnon. « Je devais accepter son mode de vie. Une fois, j’étais furieuse parce qu’il ne m’écoutait pas. J’ai pris sa guitare et je l’ai écrasée sur le sol. Keith ne m’a même pas regardé. Il a pris le téléphone et a appelé Stu « Viens ici, une de mes guitares a eu un accident ». Et je suis devenu encore plus furieuse ! Il y avait toujours une compétition entre les guitares et moi. Keith voulait la meilleure place pour elles sur les canapés et les fauteuils. Après tout, je vivais avec un rockeur ! ».

Nul ne le sait encore, mais cette courte période sera rapidement considérée la période paradisiaque de « Nellcôte », un endroit où il fait bon vivre. C’est le calme avant la tempête, qui se lèvera quand les Rolling Stones commenceront à y enregistrer. Que Keith soit encore « clean » a beaucoup à voir avec l’atmosphère festive de la maison dans laquelle de la super musique jaillit de sa chaîne stéréo, du reggae, des classiques de la soul, du blues et du rock’n’roll. Keith possède une Jaguar XKE et il vient également d’acheter une vedette Riva surpuissante en acajou, la crème de la crème, qu’il baptise « Mandrax 2 ». « Mandrax est en fait une anagramme du nom d’origine du bateau. (ndla : le mandies ou mandrake, Bonbon, Mandrax est un barbiturique à base de méthaqualone vend également sous le nom de Quaalude). J’avais ôté certaines lettres et déplacé d’autres. C’était impossible de ne pas lui donner ce nom », raconte Keith. Il rajoute4 : « claque ton fric, tu pourrais être en prison. Autant te faire plaisir tant que tu es libre ». Le bateau est amarré au pied d’une petite jetée et il emmène régulièrement Marlon sur les plages désertes de la côte méditerranéene. « On se rendait à Menton, une ville italienne devenue française. Pas de passeport, on laisse Monaco sur la gauche dans les rayons de soleil levant », raconte Keith. «Et on franchissait les frontières sans que les gens ne sachent rien. On aimait aussi descendre à Monte-Carlo. On papotait avec la bande à Onassis, ou bien de la bande à Niarchos, ils avaient des gros yachts et ils se détestaient mutuellement. On s’attendait à les voir dégainer des flingues. Keith est en forme et bronzé. Certains autres membres des Stones semblent également prendre du bon temps à « Nellcôte »6 : « Il arrivait que je n’aie absolument rien à faire pendant de longues heures et donc je me suis offert un peu de temps libre. J’ai acheté l’une de ces motos, c’était la première année qu’Honda avait sorti sa fameuse 750 et lorsqu’elle a été disponible, j’ai sauté dessus et je suis parti. A l’arrière de ma moto il y avait cette vedette du cinéma français, Nathalie Delon qui décorait superbement l’arrière du siège. Et donc à chaque pause je m’échappais avec elle. De temps en temps j’étais obligé de m’éclipser en douce car Keith m’aurait repéré et il m’aurait probablement dit : « Hé Bobby, bon sang où te barres-tu ? et j’aurais dû inventer une histoire du style : « juste parti chercher un paquet de cigarettes. Nathalie était la meilleure amie de Bianca. Elle vivait à Paris. Mais lorsqu’elle est arrivée dans le Sud, elle restait avec Mick et Bianca dans leur maison un peu au Nord de St-Tropez, ce qui faisait environ 45 minutes à moto. En voiture cela prenait bien deux heures, mais avec ma bécane je pouvais me faufiler entre les voitures. Les voitures étaient pare-chocs contre pare-chocs et tout le monde faisait comme ça. Personne ne m’avait jamais dit que c’était illégal ».

Comme toujours les choses vont tellement bien avec les Rolling Stones, qu’un grain de sable va provoquer des catastrophes. Et il ne faudra pas attendre bien longtemps. Quelle qu’en soit la raison, l’incessant besoin de chaos sous le signe duquel Keith Richards semble être né se rappelle soudain furieusement à lui. Et l’enfer se déchaîne, un soir après un diner dans la villa. Keith est accompagné d’Anita, de « Spanish » Tony, de Tommy Weber, de Madeleine d’Arcy et de Michèle Breton, une superbe femme qui a joué avec Mick dans le film « Performance ». Elle est très mince et à l’allure de garçon, aux cheveux courts et à la poitrine étonnamment généreuse, Âgée d’à peine dix-sept ans au moment du tournage du film, Breton ne fera jamais d’autre film. Défoncée au haschisch et aux psychédéliques pendant le tournage de « Performance », Breton passera les cinq années suivantes de sa vie à dériver en France et en Espagne. Arrêtée pour possession de drogue sur l’île espagnole de Formentera, elle vit pendant un an à Kaboul en se shootant à la morphine. Pendant cette période, elle vend son passeport ainsi que tous ses biens. Décidant d’abandonner la consommation de drogues par voie intraveineuse après un voyage au LSD, Breton se rend en Inde, où elle est hospitalisée pendant trois mois. Elle retourne ensuite à Kaboul, voyage en Italie et finit par s’installer pour treize ans à Berlin, où Mick Brown, un écrivain anglais la retrouve en 1995. « Je n’ai rien fait de ma vie », lui dit-elle. « Où est-ce que ça a commencé à aller mal ? Je n’arrive pas à m’en souvenir. C’est quelque chose comme le destin. » Madeleine D’Arcy est « une belle danseuse blonde » pour laquelle « Spanish » Tony a quitté sa femme et ses deux enfants quelques années auparavant. Sur une photo qu’il a prise d’elle cet été-là, Madeleine se tient près de la porte d’entrée de Nellcôte dans une minirobe incroyablement courte et une paire de chaussures de prostituée à talons hauts. Ses jambes nues sont fortes et musclées. Ses cheveux sont épais et lustrés, et elle a un énorme sourire sur le visage. Elle finira héroïnomane comme Michèle et toutes deux décèderont quelques années plus tard d’overdose. Marianne Faithfull[27] en fera d’ailleurs une chanson, « Lady Madeleine » en mémoire de son amie en 1977. Tommy Weber est un personnage fabuleux tout droit sorti des pages de « Tendre est la nuit »[28] de F. Scott Fitzgerald. Tommy, qui a grandi dans le domaine de la campagne anglaise où a vécu Charles Darwin, était pilote de course professionnel jusqu’à ce qu’une fracture du cou mette fin à sa carrière. Aujourd’hui, il a trente-trois ans et de longs cheveux blonds qui lui tombent sur les épaules. Il se promène généralement pieds nus dans la villa, vêtu d’un pantalon ample et d’une chemise fluide qu’il n’a peut-être pas pensé à boutonner sur le devant. Sur la petite plage rocheuse de Nellcôte, on peut parfois voir Tommy prendre un bain de soleil tout nu, ce qui prouve sans aucun doute qu’il est l’une des plus belles personnes de la planète. Bien que personne n’en parle, Tommy et Anita se ressemblent tellement qu’ils pourraient être des jumeaux sortis d’un seul œuf. Tommy a emmené avec lui ses deux enfants. A peine arrivés, il ordonne à ses gosses de retirer leur chemise. « Ils avaient scotché dans le dos, des sachets de poudre blanche ! » déclare Keith écœuré que l’on puisse utiliser ce genre de stratagème avec des enfants. « Nous nous étions mis en tête de nous endormir après avoir avalé quelques Mandrax, suivis de grandes rasades de Courvoisier », se rappelle « Spanish » Tony6. « La combinaison des somnifères avec l’alcool vous plonge dans l’oubli aussi vite qu’un coup de crosse de revolver sur le crâne. A peine une heure plus tard nous étions plongés dans un profond sommeil sur mon grand lit Louis XIV ». Tommy en profite et grimpe furtivement sur Anita pendant que Keith dort à quelques centimètres d’eux. Le lit a commencé à remuer et Anita s’est mise à gémir doucement. Tommy et Anita se sont mis à faire l’amour, doucement d’abord, puis plus violemment, pendant que Keith et Michèle ronflaient rendus inconscients par les drogues.

Le lendemain, le 26 mai[29], « Spanish » Tony, se réveille « pour trouver Keith et Michele en train de s’étirer et de revenir progressivement à eux. Tommy et Anita n’ont pas été vus. Lorsqu’on lui demande si tout cela est vrai, Tommy Weber dira plus tard13 : « Je ne me souviens d’aucune de ces choses. Cela aurait pu arriver, mais je n’aurais pas été aussi vulgaire ». Ce matin-là, on ne parle pas de grand-chose au petit-déjeuner, puis Keith et « Spanish » Tony partent en trombe avec la Jaguar XKE de Keith pour aller voir un hors-bord à vendre dans le port voisin de Beaulieu. Anita, Tommy, Michèle Breton et le photographe Dominique Tarlé, selon Tony, les suivent dans une Dodge grise de location conduite par Dave Powell, le chauffeur de Keith. Alors que Tony et Keith se dirigent vers le port, Tony prend sur lui de raconter à Keith, d’une manière très victorienne, que pendant qu’ils étaient tous évanouis la nuit précédente, Tommy a pris « une liberté » avec une Anita inconsciente. « Il avait sa main sous sa robe », dit Tony, « Et il la caressait. Ce n’était rien de grave, mais j’ai pensé que tu devais le savoir pour que tu puisses dire à ce type d’aller se faire voir quand nous rentrerons à la maison ce soir ».

S’il est vrai que Tony ne supporte littéralement pas la vue de Tommy et qu’il serait plus qu’heureux de faire tout ce qui est en son pouvoir pour nuire à sa réputation auprès de Keith, ses commentaires pourraient avoir plus à voir avec les affaires qu’avec l’amitié. Tommy qui, jusqu’à présent n’a eu qu’une vague connaissance sociale de la cocaïne, a gagné le respect sans limites de ceux qui travaillent à « Nellcôte » au début de l’été, lorsqu’il a apporté avec lui dans le sud de la France environ un demi-kilo de poudre blanche, qu’il a dissimulée dans des ceintures d’argent attachées aux corps de ses deux jeunes fils, Jake, huit ans, et Charlie, six ans, aussi connu sous le nom de « Boo-Boo ». Tommy est maintenant si bien installé à « Nellcôte » que Tony le considère comme une menace directe non seulement pour sa position en tant que membre du cercle restreint de Keith, mais aussi pour son gagne-pain. Même si Tommy dira plus tard : « e ne faisais pas du tout partie d’une route d’approvisionnement là-bas », cela semble être précisément ce que Tony pensait à ce moment-là.

Arrivés à Beaulieu avec la « Jag »,« sous une pluie chaude d’été », Keith et Tony cherchent la capitainerie du port pour qu’elle les dirige vers la personne qui vend le bateau. Soudain, une autre Jaguar flambant neuve, une XJ6 cette fois, tente de se faufiler entre-eux sur la route étroite. Un horrible bruit de tôle froissée se fait entendre lorsque le pare-chocs de l’autre Jaguar s’écrase sur le côté de la voiture de Keith. « Toute la colère refoulée de Keith semble soudain exploser », écrit Tony. Par la fenêtre ouverte de la voiture, Keith hurle : « Qu’est-ce que tu crois faire, putain ? » Ignorant les « excuses bafouillées » du « gentil couple d’Italiens de la XJ6″, Keith ajoute ensuite : « Vous êtes des étrangers stupides. Je vais vous écraser la tête ». Avant que Tony ne puisse l’arrêter, Keith sort un énorme couteau de chasse allemand de sa sacoche en cuir, saute hors de la voiture et hurle « espèce d’idiot » au vieil homme qui conduit l’autre voiture. Entendant le vacarme, Jacques Raymond, le capitaine du port, que Tony décrit comme « un géant d’un mètre quatre-vingt-dix aux épaules larges », sort de son bureau. Faisant entrer le couple d’Italiens pour les protéger, il fait signe à Keith de s’en aller, ce qui ne fait que l’énerver davantage. Comme le capitaine du port ne parle pas anglais et que Keith ne connaît pas un mot de français, Tony fait de son mieux pour calmer le jeu. C’est alors que Keith brandit le couteau. Le capitaine du port lui décoche un coup de boule. Keith est à terre. En fidèle fantassin, Tony réplique en frappant le capitaine du port au visage, faisant ainsi tomber par terre le Goliath qu’il vient d’affronter. Se relevant, Keith se précipite vers la XKE. Selon Tony, Keith revient un instant plus tard avec une réplique d’un pistolet Colt .45 de son fils Marlon à la main, inaugurant ainsi le concept d’utilisation d’une arme factice pour enflammer une situation réelle. Poussant le couple italien au sol, le capitaine du port sort rapidement son propre revolver. Malheureusement pour Keith, l’arme du capitaine du port est une vraie. Terrifié à l’idée que le capitaine du port puisse retourner l’arme contre lui, Tony saisit le pistolet jouet de la main de Keith, le jette au sol et commence à crier en français que Keith n’est pas armé. Quelques secondes plus tard, le son des sirènes se fait entendre. Les deux hommes se précipitent vers leur voiture pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps, Keith dit à Tony de prendre la XKE pendant qu’il saute dans la Dodge. Retournant à Nellcôte à une vitesse qu’il estime prudemment entre 140 et 150 miles à l’heure, Tony remonte l’allée en trombe, saute de la voiture, verrouille les grandes grilles en fer forgé de la villa, met la « Jag » dans le garage et attend.

Si Tony semble trop heureux de se présenter comme le héros du jour dans son livre6, c’est son ennemi juré, Tommy Weber, qui a empêché la situation de dégénérer. « En fait, j’étais dans le port avec Jake, Charlie et Marlon », se souvient-il. «Je pense que les trois garçons étaient dans la voiture et j’avais aussi ma voiture. L’un des types en uniforme portuaire a essayé d’attraper Keith et l’a frappé, mais il a manqué Keith et a failli toucher Marlon. À ce moment-là, Keith a sorti un flingue factice. Et là, une vraie bataille a commencé ». Jake, le fils de Tommy, qui attendait dans la voiture à ce moment-là, se souvient distinctement qu’on lui a dit que c’est Keith qui a ouvert le visage du capitaine de port en le frappant avec sa main droite, celle sur laquelle il portait sa lourde bague ç la tête de mort en argent, prouvant ainsi que son bijou fétiche n’était pas seulement décoratif mais aussi d’une grande utilité dans une bagarre. « Moi, dit Tommy Weber, connaissant la complexité et la politique de toute l’affaire, j’ai pris les enfants dans ma voiture et je les ai ramenés à Nellcôte pour « nettoyer l’endroit » avant qu’il n’y ait une grosse, grosse arrestation, ce qui devait évidemment se produire. Même si nous étions protégés par le préfet local, nous n’étions pas assez protégés par les douanes, et l’incident s’était produit dans le port. Donc je savais que c’était vraiment sérieux. Plus tard, on m’a dit qu’ils pensaient que je les abandonnais, mais je savais qu’ils étaient tout à fait capables de se débrouiller seuls. J’ai donc pris les enfants pour les sortir de cette mauvaise passe, pour avertir Anita et tout le monde là-bas de nettoyer tout ce qui traînait parce que nous allions avoir droit à une descente de police. Et c’est exactement ce qui s’est passé. J’ai pris le revolver et l’ai jeté dans le port, et Keith a dit à la police que c’était le pistolet jouet de Marlon. C’est moi qui avais pris l’arme à Keith dans le port. J’ai dû le désarmer, sinon il l’aurait utilisé ».

Lorsque la police débarque à « Nellcôte » pour parler à Keith le lendemain après-midi, il explique qu’à cause de l’attaque provoquée du capitaine du port, Marlon s’est cogné la tête sur le sol et que Keith a l’intention de poursuivre l’homme pour avoir agressé son jeune fils. Les avocats des Stones et la police se réunissent alors pour discuter de l’affaire. Personne ne peut dire avec certitude combien d’argent a changé de mains au cours de cette réunion. Le soir même, cependant, le chef de la police vient dîner à « Nellcôte ». Keith lui offre quelques albums dédicacés des Rolling Stones. Et, comme l’écrit Tony, « c’était la fin de ce petit problème en ce qui le concernait ».

Malgré ce qui, selon Tony, s’est passé dans ce lit bondé de « Nellcôte» la nuit précédant la bagarre, Tommy continue de vivre à la villa. En tant que couple, Keith et Anita ont déjà traversé tant de tempêtes de toute nature, que la fidélité physique semble être le dernier de leurs soucis. Pourtant, faire l’amour avec quelqu’un d’autre pendant que votre partenaire est évanoui à côté de vous semble un peu excessif, même pour eux. Mais alors, comme Keith l’a dit un jour depuis le banc des accusés de l’Old Bailey13, « Nous ne sommes pas de vieux hommes. Nous ne sommes pas préoccupés par les petites moralités. » Pour en faire une histoire plus courte, c’est Bill Wyman[30] qui décrit de manière la plus succincte et la plus fiable après que Keith soit subitement parti avec sa XKE à la recherche d’un hors-bord à vendre dans le port de Beaulieu-sur-mer : « Keith s’est attiré des ennuis avec la justice quand sa voiture est entrée en collision avec une autre appartenant à un couple de touristes italiens. Keith s’est mis dans une rage folle et a exigé un dédommagement immédiat en dollars. Les Italiens ayant refusé, la dispute a dégénéré en bagarre. Accusé d’avoir blessé un fonctionnaire du port (avec un revolver et un couteau), Keith a dû se rendre au tribunal de Nice où le capitaine du port et lui ont présenté des certificats médicaux prouvant qu’ils avaient été blessés. Keith a été inculpé de coups et blessures et informé qu’il serait déféré au tribunal, mais l’inculpation a été abandonnée après que Keith soit allé présenter ses excuses dans le bureau du magistrat. Mais la police française l’avait désormais à l’œil ».  Selon la version de « Spanish » Tony, qui en profite pour quitter la France, Keith aurait plaidé coupable et s’en serait sorti avec une solide amende.

En dehors de ces moments, le penchant de Keith pour les activités dangereuses cause régulièrement des frictions.  Outre ses sorties en hors-bord, la voile et le ski nautique faisaient également partie de ses nouveaux centres d’intérêt. Mais l’évènement qui s’avèrera rétrospectivement le plus important de l’été se produit. Keith et Tommy décident de passer la journée à conduire des karts sur une piste locale alors que le studio d’enregistrement mobile des Stones vient d’arriver à « Nellcôte » en ce 7 juin. Au vu des antécédents de Keith en matière de conduite en Angleterre, personne ne devrait être surpris par la catastrophe qui va s’ensuivre. Décidant de s’en prendre à Tommy, qui est de loin le meilleur conducteur, Keith semble foncer droit sur Tommy4 : « on aurait dit qu’il voulait me tuer. Il essayait de me rentrer dedans. Il a foncé droit sur moi, et le truc s’est retourné. Il ignorait ce qui se produit quand on fait monter un kart sur les roues d’un autre. Son kart a sauté en l’air et s’est retourné. J’essayais de le ralentir tandis que lui avait la tête sur mes genoux, le kart au-dessus de lui et son dos raclant la piste. Son dos ressemblait à un steak cru. Un peu plus tard il m’a regardé et m’a dit : ok Tommy, je crois qu’il est temps que tu ailles chercher le docteur pour qu’il nous donne un peu de tu-sais-quoi ». Et c’est ainsi que tout a commencé. L’accident de karting a déclenché la surconsommation d’opiacées. Comme les Rolling Stones ont pour habitude de ne jamais voyager sans avoir un médecin à proximité, celui-ci avait déjà anticipé la situation en envoyant une infirmière surnommée « Smitty8 », pour administrer des injections à Nellcôte. À ce jour, la substance injectée quotidiennement est la vitamine B-12. À l’époque, cette pratique faisait fureur pour les personnes fortunées des deux côtés de l’Atlantique qui se trouvaient dans des situations de stress et ne pouvaient se donner la peine de faire de l’exercice afin de maintenir leur système immunitaire en état.  « Keith souffrait de douleurs physiques intense après l’incident du karting », raconte Tommy Weber. « Et il savait de quoi il s’agissait. Et il savait ce que cela allait faire. Quand on réalise ça, on comprend que Keith était libre. Il pouvait aller aussi loin qu’il le voulait ».

Qu’il s’agisse du simple désir d’engourdir la douleur physique qui pousse Keith à recommencer à consommer, ou bien de la prise de conscience qu’avec le studio mobile garé à l’extérieur de la villa, le moment est enfin venu pour lui de commencer à travailler sur le nouvel album.  Et pour ce faire, il devra non seulement descendre dans ce sous-sol humide chaque nuit, mais aussi sonder les profondeurs cachées de sa propre âme musicale, une expédition qu’il ne se sent pas capable d’entreprendre sans une sérieuse assistance chimique. « Je ne pense pas qu’il fallait être dans un état second pour faire de la musique » rajoute Tommy. « C’était le mode de vie, ce n’est que du rock’n’roll, mais j’aime ça. J’aime ça. C’est le goût, l’état décadent, qui leur a donné cette fantastique confiance en eux pour créer cette œuvre incroyable ». Quelles que soient ses véritables raisons, c’est Keith qui passe la commande. Et c’est ainsi que la folie à la Villa « Nellcôte » cet été-là commence pour de bon. Après avoir traversé l’énorme épreuve du sevrage de l’héroïne pour pouvoir entrer en France, Keith a besoin d’analgésiques plus puissants. Sans tambour ni trompette, un médecin ayant accès aux médicaments arrive pour soigner Keith. Selon June Shelley11, Anita partageait ce qui lui était offert. « Tous les jours, il y avait un médecin qui venait à la maison », se souvient-elle. « Je n’ai jamais demandé qui il était, mais je le voyais monter à l’étage avec son sac, et je savais qu’il ne les soignait pas pour un rhume. Je me suis rendu compte qu’ils avaient trouvé un médecin local qui était prêt à leur fournir et à leur faire des piqûres de toutes sortes de choses ».

Alors qu’il était initialement installé dans les montagnes au-dessus de de Saint-Tropez, dans une maison où Mozart avait logé, Mick se sent dans l’obligation de répondre aux caprices de Bianca qui veut subitement déménager en Suisse pour préparer la naissance imminente de leur enfant. Puis, elle change d’avis et décide de retourner à Paris. En raison de cette confusion, Bianca ne se montre que très rarement à Nellcôte. Comme on peut s’y attendre, ces rares moments avec Anita sont unanimement froids. Bianca aurait appelé Anita « cette vache », et Jagger serait intervenu à un moment donné pour la remettre à sa place en déclarant : « Anita fait partie des Stones maintenant. Vous allez devoir vous débrouiller entre vous. Supportez-la du mieux que vous pouvez ».

Les Stones sont de plus en plus connus sur la Côte-d’Azur, ce qui n’empêche pas qu’il puisse de temps en temps y avoir de l’hostilité dans l’air à leur encontre6 . Comme une nouvelle rafale qui annonce la tempête, Shirley Watts, la brillante sculptrice et merveilleuse épouse de Charlie est rendue hystérique par des agents pointilleux de l’aéroport de Nice à tel point qu’elle en a frappé un puis insulté un autre et se retrouve inculpée pour agression. Les avocats des Stones s’arrangent pour qu’elle soit libérée sous caution et mais lui conseillent de quitter le pays sur le champs jusqu’à ce que l’affaire soit jugée. Le 2 juin elle est condamnée à six mois d’emprisonnement et à 35 £ d’amende. Heureusement, en appel, le 5 août13, la peine est réduite à quinze jours avec sursis, et Shirley est autorisée à rentrer en France. Charlie Watts3 est bouleversé de voir son nom souillé pour la première fois. 

La vie à « Nellcôte » est parfois encore plus surréaliste, une anecdote qu’Anita racontera des années plus tard11, sa prédilection pour les aventures en dehors des heures de travail menant parfois à des situations bizarres : « Au début, avant que tout soit bien organisé, Bobby Keys et moi avons construit un radeau. Je me souviens d’une nuit où j’ai ramé pour essayer de voir ce qui se passait sur un navire qui mouillait dans la baie de Villefranche-sur-Mer. On faisait ça souvent, ramer dans la nuit… vérifier les Américains, crier vers les marins, voir ce qu’ils avaient. Et puis les Allemands, je me souviens que le sous-marin allemand remontait à la surface, et vous entendiez, vous voyez, personne n’était autorisé à descendre à terre, mais les Américains, ils étaient les seuls à avoir une permission à terre, et les Allemands devaient rester sur leurs bateaux dans la baie, alors au milieu de la nuit, vous entendiez quelqu’un jouer de la flûte sur l’eau. C’était obsédant… et un peu romantique aussi. Mais j’ai toujours aimé les marins de toute façon, alors voilà ».

Durant leur séjour dans le Sud de la France, Anita se retrouve à nouveau enceinte, mais elle continue à se droguer malgré tout alors que Keith désire absolument un second enfant d’elle. Décidée de se faire avorter en Suisse, elle n’a pas d’argent et dépend financièrement de Keith. Rose et Mick Taylor tentent d’intervenir en proposant de l’aider pour se faire avortement. Le drame d’Anita se jouant à plusieurs niveaux, elle finit par y renoncer. Malgré sa dépendance, elle doit s’occuper de Marlon alors qu’une nounou prend en charge Jake et Charley, les fils de l’ancien pilote de course Tommy Weber.

La villa « Nellcôte » est depuis 2007, la propriété de l’oligarque russe Viktor Rashnikov, actionnaire majoritaire de l’un des plus gros producteurs d’acier du monde. Il a acquis la villa pour 83 millions d’euros en 2007[31]. Les fans qui viennent visiter la propriété n’y sont pas les bienvenus, un homme en noir est chargé de faire fuir les curieux qui tenteraient de venir y prendre des photos. Le manoir principal de « Nellcôte » est situé en retrait de la route d’accès, le long du front de mer et il est caché par un bâtiment plus petit qui sert apparemment de maison d’hôtes. Il est difficile de voir le manoir, même depuis les plages locales. Une vue complète ne peut être observée que depuis l’eau ou l’air, bien que Google Earth fournisse une belle vue de la propriété. « Nellcôte » est sur le point de devenir encore plus imposant. Des travaux de construction sont en cours de part et d’autre de la propriété, ce qui risque de restreindre encore plus la visibilité.

 

[1] « Les Rolling Stones et Nellcôte, la véritable histoire d’une villa mythique » – Benoît Jarry, Florence Viard – Le Mot et le Reste – 2021

[2] « “Keith Richard: The Rolling Stone Interview” – Rolling Stones – Robert Greenfield – 19/08/1971

[3] « Exile On Main Street – Une saison en enfer avec les Rolling Stones » – Robert Greenfield – Le Mot et le Reste – 2011

[4] « Stones In Exile »

[5] « “According to the Rolling Stones” – Mick Jagger, Keith Richards, Charlie Watts, Ron Wood – Edited by Dora Loewenstein and Philip Dodd– Weidenfeld & Nicholson – 2003

[6] “Les Stones” – Philip Norman – Robbert Laffon – 1984

[7] “Keith Richards – Life as a Rolling Stone” – Barbara Charone – Dolphin Books – 1979

[8] «Every Night’s A Saturday Night – The Rock’n Roll Life of Legendary Sax Man Bobby Keys” – Bobby Keys – Bill Ditehhafer – Omnibus Press – 2012

[9] “And on piano…Nicky Hopkins – The extraordinary life of the rock’s greatest session man” – Julian Dawson – Backstage Press – 2011

[10] «She’s a Rainbow : The extraordinary life of Anita Pallenberg – Simon Wells – Omnibus Press – 2021

[11] “Life” – Keith Richards et James Fox– Robert Laffont – 2010

[12] « J’étais le dealer des Rolling Stones » – Tony Sanchez – Le Mot Et le Reste – 2012

[13] « Exile On Main Street – The Rolling Stones” – John Perry – Schirmer Books – 2000

[14] «A Prince Among Stones: That Business With the Rolling Stones and Other Adventures” – Prince Rupert Loewenstein – 2013 – Bloomsbury

[15] « Les Stones » – Philip Norman – Robert Laffon -1984

[16] « The Rolling Stones Chronicle – The First Four Decades” – Massimo Bonanno – Plexus, London – 1997

[17] « Mick Jagger » – Philip Norman – Robert Laffon – 2013

[18] “The Rolling Stones – Fifty Years” – Christopher Sandford – Simon & Schuster – 2012

[19] “Jagger Unauthorized” – Christopher Andersen – Simon & Schuster – 1993

[20] « Faithfull – Une vie » – Marianne Faithfull – David Dalton – Belfond – 1995

[21] « Le cut-up de William S. Burroughs : histoire d’une révolution du langage – Clémentine Hougue – Les Presses du Réel – 2014

[22] “Anita Pallenberg – 1944-2017” – Rolling Stone – Jon Bilstein – 14/06/2017

[23] “Mick, The Wild Life and Mad Genius of Jagger” – Christopher Andersen – Gallery Books – 2012

[24] “Exile – The Making Of Exile On Main St.” – Dominique Tarlé – Genesis Publications – 2001

[25] « Keith Richards – The Unauthorized Biography” – Victor Bockris – Omnibus Press – 2006

[26] «Rolling Stones Rip This Joint: The Stories Behind Every Song” – Steve Appleford – Chris Welch – Paperback – 2001

[27] “Dreamin’ My Dreams” – Marianne Faithfull – 1977

[28] “Making ‘Exile on Main St. – Rolling Stone – Robert Greenfield – 21/09/2006

[29] « The Rolling Stones Chronicle – The First Four Decades” – Massimo Bonanno – Plexus, London – 1997

[30] “Rolling With The Stones” – Bill Wyman et Richard Havers – Dorling Kindersley – 2002

[31] « Stones fans not welcome at French “Exile” mansion” – Peter Howell – Toronto Star – 21/05/2010