Tous les morceaux de l'album
En 1972, il n’y avait pas de disques compacts, bien sûr, seulement des disques vinyles à longue durée de vie (appelés LPs), qui consistaient en deux faces, chacune d’entre-elles durant environ vingt à vingt-cinq minutes ou encore plus long mais alors on commençait à perdre une partie des fréquences les plus basses. « Exile » a été conçu et réalisé comme un double album et ses quatre faces de 4 à 5 morceaux chacunes, et non comme un CD avec dix-huit pistes consécutives. Chaque face était une entité distincte avec sa propre dynamique interne. À l’époque du vinyle, il était d’usage d’ouvrir une face avec le numéro le plus puissant disponible. Dans un monde où les gens auditionnaient les nouveaux disques dans une cabine d’écoute chez le disquaire local, la décision d’acheter ou non pouvait reposer sur la chanson d’ouverture. Fermer une face avec un coup de poing signifiait que l’auditeur était plus susceptible de retourner l’album que de chercher un autre disque.
Parmi les 18 morceaux de l’album, 6 ont été enregistrés entièrement à Nellcôte, c’est-à-dire qu’il n’existait aucune version enregistrée, ni démo: « Rocks Off », « Rip This Joint », « Casino Boogie », « Happy », « Ventilator Blues », et « Soul Survivor ». Mais il semble évident que la totalité des chansons de l’album aient été au moins jouées au cours de « jam » sessions et éventuellement retravaillées dans les sous-sols de la villa. Par conséquent, en quittant Nellcôte pour le « Sunset Sound Studio » d’L.A. toutes les chansons d’ « Exile » étaient en chantier, même éventuellement sous forme instrumentale, certaines d’entre elles ayant été écrites bien avant l’été 1971, dont certaines datant de 1968 ou 1969.
« « Shine a Light » est le plus ancien des morceaux de l’album dont une première version a été enregistrée aux « Olympic Sound Studio » en 1968 sous le nom de « Get A Line On You » avec Leon Russell. « Loving Cup » est probablement née dans les studios de « Muscle Shoals en Alabama, puisqu’elle a été interprétée à Altamont en décembre 1969 et encore avant sous le nom de « Give Me A Drink », lors du concert à Hyde Park en juillet, cette version primitive sortant de l’ « Olympic Sound Studio » en juin 1969 lors des sessions « Let It Bleed ».
Puis viennent 3 chansons enregistrées dans le manoir de Mick à Stargroves près de Newbury entre mars et octobre 1970 : « Sweet Black Angel »,
«I Just Want To See His Face » ainsi que la version primitive de « Tumbling Dice » encore appelée « Good Time Women ». Une série de chansons sera enregistrée aux « Olympic Sound Studios », de juin à novembre 1970 : «Shake Your Hips », « Sweet Virginia, « Stop Breaking Down, « Let It Loose », « All Down The Line » (deux derniers morceaux non confirmés). Il est même probable que « Sweet Virginia » était déjà en gestation en 1969 dans les studios de Muscle Shoals. Les morceaux les plus récents, bien que mis en chantier à Nellcôte, probablement sous forme instrumentale, ont été enregistrés à LA : « Torn And Frayed » et « Turd and Run ».
Rocks Off
« Rocks Off » est l’une des chansons les plus sous-estimées des Stones. Elle a pourtant à l’honneur de faire l’ouverture du double album avec sa cavalerie rock authentique. Ce morceau donne parfaitement le ton de ce qui va suivre[1]. Il commence sur une ouverture de riff traditionnelle de Keith en Open G[2]. Mais après exactement une seconde, on entend un petit bout de percussion, comme si quelqu’un avait fait tinter une cloche de vache mais un peu trop tôt et qui avait sauté sur l’occasion de se faire entendre. Il semble également qu’un micro soit resté ouvert pendant le mixage, avec des voix se traînant avant que le groupe n’entre en scène, le genre de sonorité qui en général est coupée au mixage, mais il semble que Mick Jagger n’en ait que faire, alors qu’après la première percussion de la batterie on entend un grognement « oh yeaaah ! ». Il est possible de « Rocks Off » qui peut être traduit par « s’éclater », soit une chanson sur la déchéance[3], le personnage central de la chanson que l’on entend crier, n’arrive à s’éclater que dans ses rêves, en assouvissant ses désirs sexuels.
En tant que salve d’ouverture du double album, « Rocks Off » est une déclaration d’intention, même si ce n’est en aucun cas la seule chanson qui serait parfaite pour lancer l’album. « Happy » ou bien « All Down The Line » auraient parfaitement pu faire l’affaire. Mais « Rocks Off » est l’un des meilleurs morceaux de « hard » de l’album, et aussi l’un des meilleurs titres du catalogue du groupe, dont le titre est une variation sur le mot « rock » ou « rocking ». Pour ceux qui ont écouté l’album lors de sa sortie initiale (la version de 1972) , le chant principal étouffé aurait pu être interprété comme une erreur. Mais il semble que ce soit une astuce que le groupe a apprise très tôt en travaillant avec Jimmy Miller et les ingénieurs Glyn et Andy Johns. A l’époque où la musique était diffusée sur les postes de radio en ondes moyennes (AM), l’enregistrement en « mono » et la compression exagérée du signal audio mettait bien trop en avant la voix exagérée du chanteur contrairement à une audition en stéréo, d’où la raison d’un mixage plus « lourd ». Les Stones estimaient qu’il était préférable de mixer les voix plus basses, en meilleur alignement avec les partitions de guitare, ce qui donnait un mixage plus audacieux et plus excitant. Et pour tout l’album le même procédé est utilisé à l’extrême, ce qui rend l’album un tantinet « punk/rock ».
Les marmonnements et les paroles entendues donnent à l’album un sentiment de mystère dangereux, et obligent l’auditeur à déchiffrer les mots sans bénéficier de feuilles de paroles ou d’explications. Mick Jagger a d’ailleurs un jour expliqué : « Je n’aime pas qu’on imprime les paroles sur la pochette. Je trouve qu’il vaut mieux écouter les paroles dans le contexte de la chanson, plutôt que de les lire comme une pièce de poésie séparée », une autre raison pour le sous-mixage des paroles.
Qui pourrait bien suspecter ce qui se passe dans « Rocks Off », une autre déclinaison sur le thème de la frustration sexuelle qui a probablement commencé à l’époque de « Satisfaction ». Et comme sur la plupart des chansons d’« Exile », il faut s’y prendre à plusieurs reprises pour avoir une bonne compréhension des paroles. Mais celles qui en ressortent ont tellement de force, d’une manière typiquement Stonienne : « The sunshine bores the daylights out of me » – la lumière du soleil m’ennuie tellement que je ne vois plus celle du jour – mais celles qui sautent ont d’autant plus de puissance que la chanson revient à la vie. Puis Mick Jagger injecte la ligne d’après avec un punch supplémentaire, renforcée par l’harmonie brute de Richards qui hurle et gazouille. Cette harmonie de la gorge est une technique qu’il a exagérée avec beaucoup d’effet sur la la reprise de « Ain’t Too Proud to Beg » de l’album « It’s Only Rock n’n Roll ». Sur « Exile », il semble aussi naturel que tout ce que Keith a enregistré, ajoutant de variations de tonalité comme il glisse vers la bonne note sur le dernier mot de la ligne « me ». S’il ne manquait qu’un seul composant dans l’armurerie en tant qu’aînés du rock and roll, c’est l’usurpation des harmonies brutes de Keith par des choristes polis.
Les paroles de Mick dans « Rocks off », pourraient aussi bien être l’un des sujets abordés dans un bar sombre de « The Americans » de Frank. On y trouve des jeux de mots très amusants comme dans tous les disques des Stones : « I’m zipping through the days at lightning speed » – Mes journées passent comme l’éclair, un jeu de mot sur « zipping chrou ». Keith explique qu’ils se sont mis à refléter ce qu’ils voyaient et entendaient : « on passait par tellement d’endroit différents que cela prenait du temps avant de pouvoir dire comment cela pourrait nous affecter. Et il est probable que tout ce qu’on a fait dans les années précédentes passées en Amérique, s’est reflété dans cet album ».
La chanson est née d’une feuille blanche, dans les sous-sols de Nellcôte durant l’été 1971. A propos de l’enregistrement « Rocks Off », Andy raconte[4]: “ça a duré des plombes. Quand Mick est revenu la première fois de Paris, il semblait content du son. Et Keith était installé dans la cave, pendant plus de 12 heures d’affilées sans bouger de sa chaise, occupé à rejouer ce riff de manière inlassable. Une première version instrumentale nait des répétitions (voir ci-dessous). Et un autre soir, il était très tard, probablement quatre ou cinq heures du matin lorsque Keith me demande : « fais-moi entendre cette prise une nouvelle fois. Et il acquiesce, pendant que la bande continue à passer. Je me suis dit : Parfait, c’est bon. Et je me dis que ma nuit est terminée et je rentre à la maison. J’étais assez secoué après une demi-heure de route. En rentrant dans la maison, j’entends le téléphone sonner, c’est Keith qui me demande « où es-tu ? ». « Je suis à la maison puisque je te réponds ». « Tu ferais bien de revenir, car j’ai une idée pour une autre guitare ». Une fois de retour Andy se rappelle : « c’était excellent. Comme une partie avec des contre-rythmes. Deux Telecaster, une de chaque côté de la stéréo. C’était absolument brillant, si bien que j’étais content qu’il m’ait fait revenir ». Il faut dire que ces deux parties de guitare rythmiques comptent parmi ce que Keith fait de mieux. Andy rajoute : « quelqu’un m’avait dit que c’étaient des 300 W, ce qui me semblait dingue, c’étaient des amplis combos 2X12, mais ils étaient sacrément puissants ». C’est ce que Keith fait de mieux dans le genre sur sa Telecaster datant de 1955 ou 1956 où il utilise les réverbérations qui lui sont facilitées par le sous-sol de la maison : « on faisait aussi attention à ne pas ajouter d’échos électroniques indésirables, on cherchait un son naturel, et dans ces sous-sols il se passait des trucs vraiment étranges. Je me souviens d’avoir joué dans une pièce avec des carrelages. J’avais tourné l’ampli vers le coin de la pièce pour voir ce que reprenaient les micros. Je me rappelle avoir fait cela pour « Rocks Off » et « Rip This Joint »2. Sur ce morceau, Mick Taylor semble assez calme, puisqu’on ne l’entend qu’en fin de morceau et sa partition est mixée assez basse, laissant la priorité aux guitares de Keith.
Il ne faut pas oublier la contribution de Jimmy Miller sur ce morceau. C’est en effet lui qui suggère le passage à la voix surréaliste de Mick, peu après la deuxième minute du morceau et qui relance le morceau avec beaucoup d’énergie. Le jeu de caisse claires de Charlie est superbe ainsi que la partition de bass de Bill Wyman. Keith qui n’a pas l’habitude de jeter des fleurs à Bill ne tarit pas d’éloge lors de la re-masterisation de l’album en 2009[5] : « Bill est solide comme un rock, mec. Quel bassiste ! En fait en écoutant ça, il m’impressionne de plus en plus. Tu peux être habitué à quelqu’un mais en redécouvrant tout ce matériel pour ce disque, je me suis dit : « nom de Dieu, il est meilleur que je ne pensais ». Les partitions de Nicky Hopkins tout comme celles des cuivres de Bobby et de Jim qui jouent directement avec le groupe et non en overdub.
On peut se demander pourquoi « Rocks Off » n’est sorti en single qu’au Japon, alors que ce morceau est une véritable bombe du rock avec des swings et des grooves parfaits, des parties de basse et de pianos brillantes. « Rocks Off » apparaitra de manière sporadique sur les setlists des tournées et sera notamment joué à cinq reprises durant « No Filter », la tournée qui aura duré plus de 4 années.
[1] https://www.allmusic.com/song/rocks-off-mt0007534377
[2] « Exile On Main Street – 33 1/3 » – Bill Janovitz – Bloomsbury Academic – 2005
[3] « Rolling Stones – La Totale » – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Chêne E/P/A – Hachette Livre – 2016
[4] « Engineer Andy Johns discusses the making of The Rolling Stones’ ‘Exile on Main Street’” – Goldmine mag – Patrick Prince – 08/05/2010
[5] « Keith Richards Discusses the Making of The Rolling Stones’ ‘Exile on Main St.’ – Alan Di Perna – Guitar World – 18/12/2014
Première version instrumentale de Rocks Off réalisée à Nellcôte
Rip This Joint
« Ecrase ce joint » est tout un programme. Tout comme « Rocks Off », « Rip This Joint » est né dans les caves humides et étouffantes de Nellcôte durant l’été 1971. L’une des plus rapides chansons des Stones explose sur la face 1 de la version vinyle originale, et succède à l’autre superbe morceau de rock, « Rocks Off ». « Rip This Joint » démarre à un rythme effréné et ne s’arrête jamais pour regarder vers l’arrière. La chanson a une allure de « psychobilly », avec la participation de Bill Plummer qui monte et descend le manche de sa contrebasse et Charlie Watts qui martèle la caisse claire, ajoutant des « fills » comme ceux d’Odie Payne sur les enregistrements de Chuck Berry. « Rip This Joint » est typique de ce que les Rolling Stones réalisent de mieux sur cet album en reprenant les premières racines du rock’n’roll, une musique comme le « rockabilly » et le piano boogie-woogie d’artistes comme Jerry Lee Lewis et Chuck Berry. Ils ajoutent des guitares hard-rock à la basse qui claque et aux roulements de piano de Nicky Hopkins, et augmentent le tempo jusqu’à ce qui reste la chanson la plus rapide du catalogue du groupe pendant la majeure partie de sa carrière. Le résultat est un rythme frénétique qui se rapproche des tempos joués par les groupes de punk rock hardcore une dizaine d’années plus tard, reconnaissant certainement l’excitation brute des racines du rock‘n’roll bien des années avant que des artistes néo-rockabilly-rencontrent-le-punk-rock.
Mick Jagger détient une forme olympique lors de l’écriture de ce morceau. Il est ici à cheval entre le personnage de country-boy aux grands yeux qu’il incarne dans d’autres chansons du disque, comme « All Down the Line ». Il parle de son statut d’artiste étranger, d’exilé, attendant d’être admis aux États-Unis. Jagger représente la ruée vers les amphétamines comme s’il était entre deux cris de rebelle, assis à l’arrière d’une Lincoln 65, parcourant les routes de l’Alabama avec la bouteille de « Old Grand Dad » avec laquelle il est représenté sur la photo de Robert Frank sur la pochette du disque. L’utilisation par le groupe du photographe et cinéaste suisse Frank est pertinente dans la mesure où « Rip This Joint », et la majeure partie d’Exile, est jouée avec le même genre d’exubérance que l’œuvre la plus connue de Frank, la collection photographique intitulée « The Americans » qui montre le potentiel majestueux de l’Amérique, de son peuple et de sa musique.
Ces projets témoignent d’un enthousiasme qu’il faut généralement apprécier d’un point de vue extérieur, mais que Jack Kerouac, originaire du Massachusetts, a également réussi à posséder. Dans son introduction à l’ouvrage phare de Frank, Kerouac note que les photographies lui rappellent « ce sentiment fou en Amérique lorsque le soleil est chaud dans les rues et que la musique sort d’un juke-box ou d’un enterrement. » Cette citation pourrait également s’appliquer aux réalisations d’ «Exile». Tout comme le livre de Frank, le disque englobe de manière ambitieuse l’étendue et la portée de la musique américaine, rendue contemporaine et à laquelle les Stones ont donné une touche britannique. C’est pour cette raison que la critique du double disque comme étant trop tentaculaire passe à côté de l’essentiel : le disque semble vouloir couvrir rien de moins que les grands espaces de l’Amérique elle-même par le biais de la musique du pays, de la soul urbaine à la country, en passant par le jazz de la Nouvelle-Orléans. « Rip This Joint » donne le ton de ce voyage, comme une « Route 66 » des temps modernes, de Birmingham à San Diego.
La chanson fait également allusion à Richard Nixon et à sa femme Pat – « Dick and Pat in ole D.C. », « ole D.C. » faisant également allusion à « Ole Dixie », le vieux Sud. Quant au vers « Wham, bam, Birmingham » on peut le traduire vers « wham bam thank you ma’am », un « petit coup vite fait ».
Cette chanson des Stones sera également l’une des plus rapides à être enregistrée à Nellcôte au cours d’une jam session. « C’est l’une des chansons les plus rapides au monde. Cela vous fait vraiment bouger », raconte Keith[1]. La partition est jouée à la Telecaster dans une ambiance survoltée avec une rythmique en Open G très énergétique, à la limite de l’attaque cardiaque. « Lorsque nous étions en France, on a « jammé » chaque soir pendant près de deux mois », explique Jim Price[2]. « on jouait de neuf heures du soir jusqu’à quatre heures du matin. On ne faisait que jouer, jouer, jouer. Et puis les chansons s’assemblaient d’elles-mêmes. Mick se mettait à chanter sans vraiment rajouter de paroles, seulement des syllabes, Il continuait à chanter jusqu’au moment où les syllabes devenaient des mots ».
« Rip This Joint » sera assez populaire dans les « set lists » des Stones dans le courant des années 70. Le morceau apparaît dans le film « Ladies And Gentlemen ». Malheureusement « Rip This Joint » perdra de sa superbe durant les années 80 pour réapparaitre au cours de la tournée « Voodoo Lounge » de 1995.
[1] « Keith Richards on Keith Richards (Musicians in their own words) – Interviews & Encounters – Keith Richards and Sean Egan – Omnibus Press – 2014
[2] «Rolling Stones Rip This Joint: The Stories Behind Every Song” – Steve Appleford – Chris Welch – Paperback – 2001
Shake Your Hips
Cette chanson a été mise en chantier en octobre 1970 aux « Olympic Sound Studios » de Londres et aura pu faire partie d’un album antérieur à « Exile ». C’est la seconde chanson de Slim Harpo le bluesman électrique de Louisiane que les Stones vont reprendre après « I’m A King Be ». Slim Harpo a enregistré « Shake Your Hips » en 1966, un morceau également connu sous le nom de « Hip Shake ». Sur une proposition de Mick Jagger, les Stones l’enregistreront à leur tour 4 années plus tard en restant fidèle à la version originale.
Si l’on veut, on peut classer les chansons d’ « Exile » en quelques catégories4 : rocks endiablés, ballades gospel, folk acoustique et country, ou encore des morceaux bluesy comme « Ventilator Blues, « Casino Boogie » , « Turd On Run » et la chanson de Slim Harpo « Shake Your Hips ». Ces dernières chansons proposent des grooves bourdonnants, qui s’expriment dans un registre classique, et gagnent en intensité principalement par la qualité de leur l’arrangement, et par leur impact émotionnel. Slim Harpo était déjà bien connu des fans des Stones avec le morceau enregistré par le groupe en 1964, que l’on retrouve sur leur premier album. Il était également connu des Kinks et de Van Morrison qui ont également interprété ses chansons. Bien qu’Harpo ait pu prendre exemple sur Jimmy Reed avec sa voix paresseuse et lascive, Slim avait un accent country-western plus distinct et il semblait moins attaché à une structure à douze mesures dans ses chansons que d’autres auteurs de blues modernes. Il était plus country que blues urbain. Ses chansons sont enveloppées d’une ambiance et d’un son distinctifs : un bourdonnement marécageux qui s’immisce dans votre conscience et vous attaque sous un angle différent de celui d’une chanson directe.
Sur « Shake Your Hips », Jagger prend l’accent du sud à la manière d’un Slim populaire et se lâche sur le falsetto « now ain’t that easy », prononcé « eeeeeasy », dans un hurlement glissant presque aussi obsédant que celui de Robert Johnson. C’est le genre de hurlement que Jeffrey Lee Pierce trouvait si étrangement efficace lorsqu’il gémissait sur les disques blues-punk classiques du Gun Club au début et au milieu des années 80. Après le double solo de sax et d’harmonica au milieu de « Shake Your Hips », Mick revient à la charge, sa voix frémissant sur le couplet « Met a girl in a country Town » puis se retombant sur le refrain « Shake Your Hips, baby ! ». Shake Your Hips , baby ! ». L’intensité monte d’un cran dans le dernier refrain. Charlie effectue principalement des roulements sur bord métallique de sa caisse claire, tout en pédalant son « high-hat » et en ajoutant un « rimshot » inspiré ici et là. C’est l’une des rares nouvelles chansons où l’on retrouve Ian Stewart au piano. Mais il est possible que sa partition ait été éliminée au mixage6. Il semble que Keith Richards prenne ici le solo de guitare à sa charge, doublant le riff de guitare principal, qui joue un rôle d’appel et de réponse avec les supplications de Jagger dans le refrain. Bill Wyman apporte également une assise solide tout en assurant un groove puissant. Bobby Keys au saxophone, double les contre-chants de Mick Taylor, avant que celui-ci ne démarre un court solo, peu avant la minute-trente.
La plupart du temps, le sentiment général est critique pour le rythme et le ton d’ « Exile ». Cet album ne se préoccupe pas de proposer une liste sans fin de singles, mais il s’agit plutôt d’une collection de chansons qui offrent l’opportunité d’ajouter une reprise bien exécutée pour établir l’ambiance. En effet, si beaucoup de ces chansons avaient été mises de côté au cours de l’enregistrement d’un album ultérieur comme « Goats Head Soup », elles auraient pu être perdues et oubliées. Et même si elles ne se démarquent pas beaucoup ici non plus, des chansons comme « Shake Your Hips », « Casino Boogie » et « Stop Breaking Down » trouvent leur place dans le contexte d’ « Exile », un album qui fonctionne comme un tout, dans lequel ces chansons reçoivent l’attention qu’elles méritent, et faisant parties d’un tout. De nombreux fans, ainsi que les Rolling Stones eux-mêmes, considèrent « Sticky Fingers » et « Exile » comme un projet presque continu. Mais avec des chansons comme « Shake Your Hips » et « Sweet Virginia », le groupe semble revenir un peu en arrière, du côté de « Beggars Banquet », et de reprendre certaines idées commencées à ce moment. Ils prennent une partie de la morosité de la country et du blues du disque et lui donnent un peu plus de terrain pour s’étendre, ajoutant même des morceaux comme « Just Want To See His Face ». Keith raconte[1] : « une fois qu’un album était terminé, il amenait l’album suivant. Certaines choses qu’on composait, comme à la fin de « Sticky Fingers », on avait trop de morceaux alors on en a mis certains de côté. C’est comme ça que les albums s’enchainent. On utilisait certaines chansons à un moment donné, mais le processus de création ne s’arrête jamais. Avec 12 chansons, on faisait un album. Puis on trouvait un titre « Beggars Banquet », « Let It Bleed » puis « Exile On Main Street », c’étaient des fragments issus d’un processus continu ».
Sur cette reprise, les Stones consolident leurs racines et leur musicalité, affichant un air d’authenticité et une aisance dans le langage du blues. « Vous ne voulez pas toucher au travail des autres à moins d’avoir quelque chose de différent à y ajouter, et je pense que nous l’avons fait… » raconte Keith.
D’autres groupes s’inspireront très largement de la chanson de Slim Harpo, dont le morceau « La Grange » de ZZ Top qui connaitra un énorme succès. ZZ Top sera également accusé de s’être inspiré du morceau « Boogie Chillen » de John Lee Hooker de 1948 mais le procès ne donnera rien, la rythmique étant considérée comme tombée dans le domaine publique…ce qui n’est pas le cas de la chanson de Slim Harpo.
[1] “Stones In Exile” – Stephen Kijak – 2010 – Promotone
Casino Boogie
C’est la troisième chanson figurant sur l’album après « Rock Off » et « Rip This Joint » dont la composition et l’enregistrement a été initié à Nellcôte durant l’été 1971. On y retrouve 7 des 8 musiciens habituels, Bill Wyman absent est remplacé par Keith à la basse, la section de cuivre, Bobby et Jim ainsi que du pianiste Nicky Hopkins.
Quelqu’un a-t-il déjà été aussi bon pour faire une entrée en matière telle que celle de Charlie Watts ? En retard sur la mode, mais constant tout au long du morceau, Charlie se lance pour de bon sur sa Gretsch après avoir frappé un rythme créatif sur le «hi-hat » pour garder le rythme. Et Keith rend tout cela possible en prenant le risque de croire que ses riffs rythmiques seront repris et rendus encore plus efficaces lorsque Charlie se joindra à lui pour donner le rythme final au reste du groupe. C’est l’énergie réciproque d’un groupe au sommet de son art. Keith met en place le groove, mais il peut ramper aussi loin qu’il le souhaite car Charlie sera là pour lui donner l’assise dont il a besoin. Poursuivant le bourdonnement de « Shake Your Hips », « Casino Boogie » est tout en milieu de gamme : la mélodie est chantée avec seulement quelques notes de choix, l’harmonie ne s’étalant pas beaucoup non plus ; des guitares slide, martelées en Open tunning sont ajoutées par Mick Taylor et Keith Richards, et la partition de piano électrique de Nicky Hopkins laisse entrevoir les sons de Clavinet (un clavicorde électrique fabriqué par Hohner) que le groupe utilisera plus tard sur des chansons comme « Doo Doo Doo Doo Doo Heatbreaker ».
Avant même que vous ne vous rendiez compte qu’il est en train de réaliser un solo, Bobby Keys sort de huit mesures entières, en restant accroché aux deux mêmes notes (la plupart du temps, une seule note, l’autre apparaissant toutes les trois ou quatre notes), et se lance dans un phrasé plus mélodique pour les quatre dernières mesures. Keys s’inspire de joueurs de jazz comme Miles Davis, ou des figures rythmiques simples que Chuck Berry jouait. La gamme mélodique est délaissée au profit d’un rythme presque pur. La tension est presque écrasante. Le groupe ne cède pas derrière Bobby, il reste simplement dans le même groove régulier. On reste suspendu avec Keys sur sa samba à une note, attendant la libération. Un solo de saxophone d’une extrême sensualité.
Le sous-entendu sexuel est palpable. Et quand Taylor prend le relais sur le break suivant, il n’offre qu’une note ou deux de plus, avec Nicky Hopkins qui martèle les mêmes accords à deux doigts alors que l’arrangement s’efface sur le même accord. Le blues de John Lee Hooker et des gars de Chess sont des points de contact. La musique bourdonne et menace de prendre le même genre de tournant malveillant dans le ton et le (double) temps de « Midnight Rambler ». Charlie passe à la cymbale ride, tandis que quelqu’un fait tinter une bouteille ou une boîte de conserve en arrière-plan.
A propos d' »Exile », Jagger a déclaré : « Il y a beaucoup de chansons qui ne sont pas du tout des chansons. Comme « Casino Boogie ». Elles sont bien jouées mais il n’y a pas d’accroche et il n’y a pas de paroles mémorables ». Jagger continue de montrer sa perplexité quant aux raisons pour lesquelles tant de fans sont séduits par le disque. C’est comme s’il avait besoin de paroles comme « You Can’t Always Get What You Want » pour considérer une chanson comme « mémorable ». Mais des lignes comme « million dollar sad » et « judge and jury walk out hand in hand » sont effectivement mémorables, tout comme l’ironie habile qu’elles contiennent.
Il ne faut pas trop tenter de trouver une réelle signification aux paroles de la chanson si l’on doit se fier aux dires de Keith 11 : « Mais ça nous est arrivés d’être à sec. On a pondu « Casino Boogie », avec Mick alors qu’on était essorés. Mick me regarde et je dis : « je ne sais plus mec ». Et pile à ce moment j’ai pensé à de bonnes vieilles méthodes de Bill Burroughs. Découpons des titres dans la presse et des pages dans des livres., jetons-les en l’air et voyons comment ça retombe. Hé, mec on n’est pas vraiment en état de travailler comme d’habitude alors changeons de méthode. Et sur « Casino Boogie », ça a marché. Il faut dire que ce jour-là on était vraiment désespérés ». Charlie11 : au moment de composer « Exile » on avait un tas d’idées et des chansons écrites pour d’autres albums. On avait donc beaucoup de matière comme « Casino Boogie », par exemple. Normalement on écarte ces chansons, on ne s’en sert pas. Mais elles ont refait surface et on les a utilisées pour l’album. C’est comme ça. Parfois on laisse le meilleur de côté. Ça arrive à tout le monde. Si Mick ne voulait pas reprendre un morceau, on l’oubliait. Ce n’était pas sa faute. On évolue au gré des envies. Parfois on donne à un album une orientation bien précise et on écarte certaines chansons. C’est ce qui s’est passé pour « Exile ».
On peut bien tenter de sortir quelques interprétations des paroles de « Casino Boogie », un mélange impressionniste de rêves à propos d’un film noir, du mépris désinvolte de l’autorité, du martyre de la drogue et de la pression du groupe pour s’exiler. Jagger capture l’essence d’«Exile » : rock’n’roll surréaliste, sexualité de la jet-set, décadence et ennui avec les thèmes des années 60. Même en ajoutant leur propre contribution à la musique de protestation des années 60, les paroles des Stones ont moins d’impact que leur musique. C’est peut-être la vérité pour toutes les grandes musiques de protestation.
Sur « Casino Boogie », les Stones jouent un blues américain presque pur et dur, mais plutôt que d’essayer de le cacher, ils embrassent les thèmes les plus pertinents pour mettre en avant leur triste style de vie de « millionnaire » : une décadence aristocratique presque nouvelle qui semblerait contraire à ce que le rock’n’roll était censé représenter : la rue, les rébellions et le danger. Néanmoins, ils ont manifestement ressenti le besoin de pousser l’enveloppe « porn-rock » afin de faire ressortir leur image « sulfureuse ». Ainsi, à l’époque où Mick Jagger a composé la chanson « Cocksucker Blues » à la manière d’Hubert Selby pour satisfaire un contrat de disque, les Stones se sont dit qu’ils devaient continuer à tester les limites des lois sur l’obscénité, une voie qu’ils ont poursuivie avec « Star Star » (ou avec son titre précédent « Starfucker ») et « Some Girls ». Sur « Casino Boogie », ils chantent leur vie de flambeurs surexcités qui passent leur temps dans les casinos de Monte Carlo, juste après Villefranche, non loin de la villa qu’Andy Johns partageait avec Jim Price.
Personne ne prendra « Casino Boogie » pour un tube, et encore moins pour une chanson du panthéon classique des Stones. Pourtant, ils n’ont pas besoin de faire grand-chose pour le vendre. Jagger chante les paroles avec puissance, l’harmonie de Keith est chantée avec la même force, donnant à la chanson une autorité indéniable qui met fin à toute suspicion de n’être que des « copieurs de blues blancs. « Casino Boogie » est autoritaire et musclé. Après le dernier couplet, la sortie instrumentale comprend un long solo de guitare de Mick Taylor jusqu’au fondu enchaîné. L’enregistrement sonne sans effort.
« Cet album n’était pas si difficile à faire », raconte Jim Price8. « Cela a pris beaucoup de temps, c’est tout. C’était très relaxant, cela a progressé à son rythme mais il n’y a jamais eu aucun conflit, ni quoi que ces soit du genre ». Et il rajoute : « Le son brut et brouillé vient vraiment des instruments, car Keith jouait avec un certain type de distorsion sur sa guitare rythmique. C’est juste ce à quoi ça ressemble ».
« Casino Boogie » ne sortira pas en « single » et ne sera jamais joué en concert[1].
[1] https://www.setlist.fm/setlists/the-rolling-stones-bd6ad22.html
Tumbling Dice
« Tu ne te tracasses pas de Keith, jusqu’au moment où il tourne le regard vers Charlie et qu’il se rapproche de lui. Dès ce moment, Bill se lève de sa chaise et incline sa guitare à 84° et ici on a vraiment les Rolling Stones, et on est très prêt du redémarrage, le reste c’est des conneries », témoigne Andy Johns[1] , l’ingénieur du son qui s’est occupé de la plupart des enregistrements d’« Exile », à propos de l’ambiance qui règne à Nellcôte.
Si « Tumbling Dice » est le seul morceau réellement porteur d’« Exile On Main Street»[2], il est l’antithèse totale du rock pur et dur, représentatif de l’improvisation d’ « Exile ». Ce morceau qui a toujours eu beaucoup de succès en concert, « Comme un dé qui roule », une expression de joueurs, raconte l’histoire d’un joueur invétéré qui ne peut pas rester fidèle à sa femme, une sorte de relecture d’« Honky Tonk Women[3] » avec des paroles qui reflètent l’état d’esprit qui règne à Nellcôte : on y joue aux cartes, à la roulette et le casino de Monte-Carlo est à deux pas.
Mick Jagger n’a jamais été un grand fan de la chanson[4], du moins pas lors de l’entretien qu’il a eu en 1995 avec Jann Wenner, journaliste de Rolling Stone Magazine : « Keith et moi avons écrit la chanson. J’ai écrit les paroles, mais je ne me rappelle plus du tout qui en a fait la mélodie. Mais ce n’est vraiment pas très important. Je ne sais pas ce que les gens apprécient dans cette chanson. Je ne pense pas que c’est ce qu’on a fait de mieux. Je ne pense pas que les paroles soient très bonnes. Mais les fans semblent aimer cela, tant mieux pour eux ». Joe Perry, le guitariste d’« Aerosmith » en est un grand amateur[5] : «c’est une chanson tellement relax » déclare-t-il, « on est vraiment aspiré par son groove, même si pour les Stones c’est la chanson la plus difficile qu’ils aient eu à enregistrer ». « Le tempo de la chanson est parfait » souligne le critique musical Bill Janovitz[6] . « Le morceau se traîne juste ce qu’il faut, c’est ce qui crée ce groove particulier. En concert Mick et Keith n’étaient jamais d’accord sur le tempo de la chanson, Mick tentant toujours de l’accélérer ». En 2003, Mick Jagger a même déclaré qu’il aurait rêvé de remixer « Exile », pas uniquement la partie vocale, mais la totalité des morceaux, parce qu’il trouve que c’était mauvais. Mais aujourd’hui il semble résigné : « à l’époque dans le studio, c’était bien, mais j’en suis tout autant responsable que les autres. Si tu veux mieux entendre la partie vocale, je serais capable de le mettre sur iTunes et de refaire le mixage ». Lors de la sortie de la version remixée d’« Exile On Main Street » en 2010, Don Was1 le producteur des Stones a également l’occasion de s’exprimer à propos de « Tumbling Dice : « une chanson finalement incroyablement mauvaises » par rapport aux standards du moment : « Ecoute « Tumbling Dice » ; c’est ridicule, vraiment ridicule, mais c’est l’une des plus grandes chansons de rock ‘n’ roll jamais enregistrée ».
Comme de nombreuses chansons parues sur « Exile On Main Street » en 1972, un album dont l’enregistrement s’est étalé sur près de 4 années, « Tumbling Dice » a connu un parcours pour le moins chaotique, depuis sa composition originale sous le titre « Good Time Women » qui est restée dans les cartons des bandes non exploitées du groupe. La chanson s’est de fait « exilée » avec les Stones, leur famille, leurs amis et leurs courtisans vers la villa Nellcôte à Villefranche-sur-mer pour « mariner » pendant un certain temps et finalement se perdre aux « Sunset Sound Studios » d’Hollywood avant sa sortie. A tel point que plus personne ne sait vraiment si c’est la bonne version qui a été gravée.
« Good Time Women » est enregistrée dans la magnifique manoir de « Stargroves » dans le Hampshire, acquis par Mick Jagger en 1970[7]. La chanson est composée entre mars et mai 1970, en même temps que plusieurs morceaux qui atterriront sur l’album « Sticky Fingers » sorti un an plus tôt qu’« Exile ». Sur ce morceau très Boogie Woogie[8], Mick Jagger et les chœurs à la voix gospel sont alignés sur un « backbeat » de Charlie en acier qui apporte une certaine discipline au sermon de défaite de Jagger. Même une feuille de paroles imprimée, sans le grognement de soulman hanté de Jagger, laisse son message loin d’être clair, mais l’ambivalence du perdant est indéniable. Mick Taylor est à la « lead » et Ian Stewart au piano. La version « ancestrales » sera publiée en 2010 sur la version Deluxe remasterisée d’ « Exile On Main Street ». Lorsque la chanson originale est retravaillée, les paroles sont encore incomplètes et très différentes de « Tumbling Dice ». Et surtout, il lui manque le riff d’entrée caractéristique de la version définitive, l’une des plus réussie du répertoire des Stones. La version de base débute avec l’harmonica strident de Mick Jagger[9] qui enchaine avec « Good time women, don’t keep you waiting around », puis murmure des paroles à propos de la cocaïne, et de « dry white wine ». Les chœurs de la chanson seront repris sur la version finale.
L’enregistrement de « Tumbling Dice » a lieu le 3 août 1971 dans les caves de Nellcôte avec les ingénieurs du son Andy Johns et son grand frère Glyn. On y retrouve quelques originalités à propos de l’instrumentation : c’est Mick Taylor qui joue la « bass » à la place de Bill Wyman qui est absent[10] , Mick Jagger la guitare rythmique et Jimmy Miller la fin de la partition de batterie. Mais le groove est entièrement dû à Richards. « Tumbling Dice » glisse sur l’arrangement musical le plus riche de l’album. Keith se rappelle avoir composé la mélodie dans la grande pièce du rez-de-chaussée de la villa sur une guitare Telecaster à cinq cordes (la corde de mi-grave est retirée) en « Open-G » tuning (open de sol), alors que les enregistrements se faisaient dans la cave humide à la chaleur insupportable. « C’était vraiment très difficile à Nellcôte », se rappelle Mick. « La villa était très bien, mais je peux vous assurer que pour la cave ce n’était pas le cas. On a réussi à y travailler mais c’était très désorganisé. On aurait dû enregistrer dans la salle de réception, comme on l’avait fait en Angleterre (à Stargroves), mais on ne l’a pas fait. On était tellement impatients et on s’est retrouvés dans la cave de Keith. La cave était minable dans tous les sens du terme. Ce n’était pas l’endroit idéal pour enregistrer et c’était très dur. Le son y était bon mais on avait des problèmes d’électricité ». Le « studio », un camion Bedford contenant tout le matériel d’enregistrement, appelé le « RMS » (Rolling Stones Mobile Studio – surnommé « mighty mobile »), précédemment utilisé à Stargroves, avait été amené dans le sud de la France. Le compteur électrique de la villa n’étant pas assez puissant, le RMS était directement relié à un pylône du réseau de distribution électrique – un poteau de la SNCF car il y avait une voie de chemin de fer à proximité – situé à l’extérieur de la propriété. Les musiciens étaient répartis dans les différents pièces de la cave, sans aucune communication possible avec le studio extérieur. Andy, le petit frère de Glyn Johns devait faire la liaison entre les Stones et Jimmy Miller, le producteur de l’album. Mick rajoute : « et cela prenait énormément de temps. Et puis il y avait tous ces invités, mais on y est arrivés, mais c’était chaotique ; on s’est encore compliqué la vie en faisant un double album, ce qui faisait le double de travail ». « Y avait beaucoup de drogue et cela devenait très déstructuré ». Andy Johns rajoute : « On travaillait selon l’horaire de Keith. Lorsqu’il se réveillait on allait enregistrer. Et s’il restait éveillé 15 heures, on enregistrait 15 heures d’affiliée ». En tenant compte que Keith s’occupait de son fils Marlon, il n’était généralement pas disponible lorsqu’il mettait son fils au lit. « Cela nous a vraiment affecté que ce soit Keith qui ait pris contrôle du rythme d’enregistrement à Nellcôte » se confie Mick. « Et puis si vous regardez le résultat final d’ « Exile », il y avait de nombreux musiciens différents, il y avait deux pianistes, deux musiciens s’occupant des cuivres et Jimmy qui jouait parfois de la batterie. Et puis il y a eu le vol des guitares de Keith, les problèmes avec la police ».
La chanson sera achevée aux « Sunset Sounds Studio » de Los Angeles entre novembre 1971 et mars 1972[11]. Mick y finalise les paroles après avoir discuté avec l’une des membres du personnel de nettoyage addictive aux jeux à Los Angeles : « elle aimait jouer aux dés et moi je n’y connaissais rien. Mais elle m’en a appris beaucoup et j’ai décidé d’en faire une chanson ». Il est probable que Mick avait déjà en tête depuis un certain temps une partie des paroles de la chanson mais il aurait souhaité les confrontés aux connaisseurs de l’environnement du jeu. Mick Jagger[12] est entouré par les chaleureuses harmonies gospel de Claudie King et Vanetta Fields alors qu’il s’exprime de manière très frustrante, « ne disant pas ce qu’il veut dire et ne voulant pas dire ce qu’il dit, comme Fats Domino l’a toujours dit ».
D’après l’ingénieur du son Andy Johns, les interminables sessions de mixage se sont révélés « pires qu’une séance d’arrachage de dent chez le dentiste »[13], à cause du temps qu’il a fallu pour arriver au résultat escompté. Andy Johns rapporte même qu’il existe probablement entre 30 et 100 bandes complètes de prises de la chanson. « On avait plus de bande pour « Tumbling Dice » que pour toutes les autres chansons », rajoute-t-il. D’après certaines sources il y en aurait eu 150. Le mixage de l’album s’est avéré très difficile. Et la confiance mutuelle n’était plus toujours au rendez-vous. Un soir, en arrivant au studio Mick s’exclame vers Andy : « c’était pas le studio des Beach Boys ? Je suis déjà venu ici. On y perd toutes les aigues », mais l’ingénieur du son du studio qui est présent avec Andy et Jimmy, fait remarquer que le studio a été entièrement reconstruit : « on pourrait même croire qu’il y a trop de graves, mais c’est parce que les aigues te passent par-dessus la tête ». Mick fait la grimace et décide de rester. Après avoir écouté un mix sommaire de « Tumbling Dice », Andy demande à Mick ce qu’il en pense. Avec le regard braqué vers le plafond, il lui répond : « je veux que les caisses claires pètent et que les voix flottent, c’est trop compliqué. On croit avoir pigé les voix, mais d’un seul coup l’accompagnement paraît….. ». Mick cherche le mot adéquat pour finir avec le mot : « …tellement ordinaire ». Andy bobine et rebobine inlassablement la bande : « je croyais que tu aimais que les cymbales sonnent comme ça ! ». Mick dit : « on dirait des couvercles de poubelles ».
Mick Jagger n’ayant jamais aimé la version finale, aurait déclaré au magazine « Melody Maker » : « je crois qu’ils ont utilisé le mauvais mixage pour cette chanson. J’en suis certain ». Le journaliste Robert Greenfield présent lors du mixage de l’album confirmera les dire de Mick Jagger[14]dans son livre. Il aurait bien confirmé au producteur Jimmy Miller qu’il était d’accord avec les différentes versions disponibles ». C’était interminable : «Keith était assis dans le studio un après-midi, jouant des reprises du morceau pendant plus de 6 heures d’affilée et cela tournait en rond, et en rond et encore en rond. Il était assis sur une chaise, avec les pieds reposant sur quelque chose » complète Andy. Keith qui ne s’en rappelle plus admet que c’est bien possible : « si je ne parviens pas au bon résultat, je continue jusqu’à ce que cela marche », rajoute-t-il. « Je me rend compte que je dois ennuyer les autres à mort avec cela ». « Richards n’était pas le seul à avoir des problèmes avec la chanson », dit Andy. « Charlie avait un gros problème à jouer la fin du morceau (out-section ou encore le coda), tu peux t’imaginer cela quand cela casse juste avant la fin. Il faisait un blocage mental ». Et c’est Jimmy Miller qui s’est mis derrière la batterie. Pour la version finale, Watts a fait un « overdub ».
Marshall Chess qui était également présent en studio n’en revient pas : pendant qu’Andy et Jimmy sont repartis pour un nouveau tour de remixage, Mick dessine sur une feuille avec précision ce à quoi doit ressembler le morceau. « Fanatiques », déclare Marshall, tout en riant doucement à lui-même : « fanatiques ».
Même la structure de la chanson est chaotique et sa composition irrégulière. Pour la plupart des chansons, les couplets et les refrains ont le même nombre de ligne, ce qui n’est pas le cas pour « Tumbling Dice ». Le premier couplet est composé de 8 vers (sans compter l’intro), le deuxième en a six et le troisième en a deux. Pour le refrain, on passe de deux à trois puis à douze. Au début de chaque refrain, le piano, la bass et la batterie font place aux « backing vocals » reprenant « you got to roll me » pendant que l’époustouflante partition de guitare de Keith fait la signature de la chanson. Le troisième refrain amène la chanson au « coda » dominé par la batterie de Jimmy qui dure environ 50 secondes.
Alors qu’« All Down The Line » est la première chanson qui est terminée à Nellcôte, Mick insiste pour en faire un single contre l’avis d’Andy Johns qui rapporte : « l’autre morceau, Tumbling Dice était vraiment difficile à jouer, et ils peuvent vraiment jouer comme des cochons ces mecs-là ! ». « Toujours à propos d’ « All Down The Line », Mick et moi étions seuls dans le studio[15] et il était toujours persuadé d’en faire un single. Je lui ai donné mon opinion et je lui ai dit : « regarde bien, tu ne peux pas comparer ce morceau à « Jumpin’ Jack Flash », ni a « Street Fighting Man ». Pourquoi me forces-tu à vouloir faire un single d’un superbe morceau de blues ? » Et il m’a répondu : « Tu le crois réellement ? Est-ce que je me trompe vraiment ? ».
Après les séances de mixage, en se baladant sur Sunset Boulevard, Andy propose à Mick de faire écouter « Tumbling Dice » à Ian Stewart. Au bout de près de 3 semaines de travail sur cette seule chanson, « Tumbling Dice » sort en « single » le 14 avril avec « Sweet Black Angel » an face B et deviendra 5ème des meilleures ventes au Royaume Unis et 12ème aux Etats-Unis. Il restera classé pendant 8 semaines dans les charts anglais.
La chanson a été classée à la 86ème place du top 500 des meilleures chansons de tous les temps par le magazine Rolling Stone, le classement ayant été mis à jour en 2021[16] et à la 21ème place des meilleures chansons des Stones par le site « UltimateClassic Rock » en 2012[17]. La pochette du single n’est pas illustrée de manière traditionnelle et elle a sans doute mené l’art de la couverture à un autre niveau créatif, mais elle n’est pas très jolie.
Le double LP sortira le 12 mai 1972. Dans « Rolling Stone Magazine »[18], ce jour-là Lenny Kaye écrit : «Il y a des morceaux qui sont meilleurs que d’autres et certaines chansons deviendront vos favorites. Pour d’autres vous lèverez le bras du tourne -disque pour que l’aiguille passe au morceau suivant ». Pour ce qui concerne « Tumbling Dice », le journaliste voit juste : « on peut considérer que « Tumbling Dice » est la cerise sur le gâteau de la première face et probablement le morceau qui deviendra l’un des classiques de l’album ». Il y apprécie le jeu de Keith, la transition vers la batterie de Charlie et termine en écrivant : « c’est vraiment un morceau qui mérite de sortir en single, mais il n’atteindra pas la première place pour autant, mais tout de même un peu mieux que ce qui devait être prévu à l’origine ». Dans le magazine « Disc » du 15 avril 1972, on peut lire : « les guitares croisées sur la même piste de Keith et de Mick Taylor nous conduisent insensiblement au milieu du morceau, et à ce moment-là, on est tellement sous hypnose qu’on voudrait que la chanson dure 6 minutes de plus ».
Lors de la tournée US 1972 qui servira de support à la promotion d’« Exile On Main Street », six titres sur un total de dix-huit seront joués systématiquement : « Rocks Off », « Happy », « Tumbling Dice », « Sweet Virginia », « All Down The Line » et «Rip This Joint ». « Tumbling Dice sera joué pour la première fois le 3 juin 1972 au « Pacific Coliseum » de Vancouver. « « Happy » était toujours joué de manière émouvante », souligne Robert GreenField. Et peut-être qu’à cause de tout le travail effectué sur le nouveau morceau en studio et de la multitude de mixages qui s’en suivit, « Tumbling Dice » paraissait toujours mort à l’arrivée quand les Stones le jouèrent en public ».
Après être tombée aux oubliettes durant leurs tournées comprises entre 1973 et 1976, « Tumbling Dice » sera régulièrement sur les « setlists », surtout à partir de 1999 et de la tournée « No Security », ne manquant qu’un seul concert de la tournée « Bigger Bang » en 2005. Elle devient l’une des chansons les plus jouées en concert lors de la dernière « longue » tournée « No Filter 2017-2021 » qui s’est étalée sur cinq ans, juste après « Jumpin’ Jack Flash » et « Honky Tonk Women » et la 4ème la plus populaire depuis 1962, avec 1.108 reprises[19] sur scène. La chanson sera reprise par plusieurs artistes comme Linda Ronstadt en 1977, déclarant qu’elle s’identifiait à la chanson. Elle décide de reprendre la chanson avec des paroles modifiées[20], lors d’un séjour où elle rencontre les Stones à Malibu. On retrouvera même Linda Ronstadt sur scène avec les Stones en juillet 1978.
Comme quoi le bon vin s’améliore avec l’âge, « Tumbling Dice » sera souvent utilisé comme le morceau d’échauffement avant les concerts, en témoigne cette superbe répétition acoustique avec Chuck Leavell au piano, Keith, Mick et Bernard Fowler au chant, à laquelle on a droit lors du concert surprise des Stones au « Paradisio » d’Amsterdam en 1995, immortalisé sur le DVD (pas sur le double CD) « Totally Stripped ». Le triple concert (Paradisio, Olympia, Brixton), 1h31 minutes, est disponible sur « Amazon Prime Video» et le clip de « Tumbling Dice » sur « YouTube »[21]. Il existe également une superbe version – la meilleure !!!- mi piano, mi-live sur « Rolling Stones Rarities 1971-1973 ».
Il existe de nombreuses autres versions « live » de « Tumbling Dice », dont la première a été publiée sur l’album « Love You Live » enregistrée aux abattoirs de Paris le 7 juin 1976. Plusieurs films des Stones proposent « Tumbling Dice » en concert dont l’une des plus anciennes est « Ladies And Gentlemen : The Rolling Stones » sorti en 1974 et reprenant la tournée US de 1972. Puis, on retrouve la chanson sur « Shine A Light », le concert filmé par Martin Scorsese au Beacon Theater de New York en 2006. Des versions plus récentes ont été publiées, dont voici quelques exemples : « Sweet Summer Sun : Live In Hyde Park » en 2013, la collection de 4 concerts «From The Vault » en 2014 et 2015, dont probablement le meilleur est « Live at the Tokyo Dome » filmé en 1999,disponible sur « Amazon Prime Video ». A sortir du lot : « The Rolling Stones Live – Glastonbury » en 2016 et à Cuba dans « Havana Moon », « Voodoo Lounge» en 1995 et en 2018 (version « uncut »).
On trouve « Tumbling Dice » au cours de l’impressionnant concert gratuit « The Rolling Stones A Bigger Bang – Live On Copacabana Beach » devant 1,5 million devant le Copacabana Palace Hotel (ave une scène mobile de 100 m de long !) (Sorti en édition de luxe en 2021 en DVD, Blue Ray, etc). Affectivement, le documentaire sur la tournée Sud-Américaine «Olé ! Olé Olé » de 2016 vaut également le détour, ce dernier est (ou était) disponible sur « Netflix ». Sur « Amazon Prime Video » on trouve : « Totally Stripped », le concert de Tokyo (voir plus haut), « From The Vault – Hampton Coliseum » de 1981 et finalement « No Security – San Jose » de 1999.
Une édition remasterisée d’« Exile » sortira sous plusieurs versions en 2010 avec 10 morceaux originaux dont «Good Time Wom
[1] « The Rolling Stones: Torn and Frayed in the South of France” – Rolling Stone Magazine – David Gates – 27/05/2010
[2] “Rolling With The Stones” – Bill Wyman et Richard Havers – Dorling Kindersley – 2002
[3] Les Rolling Stones: La Totale » – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Chêne – 2017
[4] “Mick Jagger Remembers” – Rolling Stone Magazine – Jann S. Wenner – 14/12/1995
[5] “The Greatest Songs Ever! Tumbling” – Blender – Johnny Black – Mai 2003
[6] “Exile on Main Street – The Rolling Stones – Perry, John – Schrimer Books – 1999
[7] “The Rolling Stones: Fifty Years. Simon and Schuster – Christopher Sandford – 2012 – Simon and Schuster
[8] “The Rolling Stones Songs, Reviews, Credits – AllMusic – 2013.
[9] “The making of the Rolling Stones’ ‘Exile on Main Street’” – New York Post – Tyler Gray – 09/05/2010
[10] “Mick Jagger on The Rolling Stones’ infamous Nellcôte sessions” – CQ – Bill Prince – 25/07/2017
[11] “Rolling Stones: la Totale”
[12] «Rolling Stones Rip This Joint: The Stories Behind Every Song” – Steve Appleford – Chris Welch – Paperback – 2001
[13] « Rocks Off: 50 Tracks That Tell the Story of the Rolling Stones” – Bill Janovitz – 2013 – St. Martin’s Press
[14] “Exile On Main Street – Une saison en enfer avec les Rolling Stones » – Robert Greenfield – Le Mot et le Reste – 2017
[15] “Behind the Boards – Andy Johns – When the Levee Breaks” – Jake Brown – Hal Leonard Books – 2012
[16] « The 500 Greatest Songs of All Time” – Rolling Stone Magazine – 15/09/2021
[17] « Top 100 Rolling Stones Songs » – UCR – Ultimate Classic Rock – Kyle Dowling – 12/07/2012
[18] « Exile on Main Street » – Rolling Stone Magazine – Lenny Kaye – 12/05/1972
[19] “https://www.setlist.fm/stats/the-rolling-stones-bd6ad22.html”
[20] “Back To Blue Bayou: an interview with Linda Ronstadt” – Popmatters – Christian John Wikane – 15/09/2017
Good Time Women (sans le riff d'intro de Keith) - version originale de Tumbling Dice
Répétition avant le concert au "Paradiso - grote zaal" - 26/05/95 - Amsterdam
Olympia - Paris - 03/07/1995
Sweet Virginia
Voici encore une chanson qui aurait pu se retrouver sur « Sticky Fingers », enregistrée au départ aux « Olympic Sound Studios » entre juin et octobre 1970. Il est même probable que les premiers enregistrements aient débuté à Stargroves à l’aide du studio mobile. Mais Dominique Tarlé[1] se souvient qu’ils ont enregistré la chanson en même temps que « Sweet Black Angel » dans la cave de Nellcôte, une notion plus conforme au mythe de l’ «Exile ». Néanmoins, l’ambiance était la même à Stargroves, avec la grande maison et le studio mobile. Les murs du sous-sol étaient recouverts de plâtre, ce qui donnait un effet comparable à celui d’une caverne. Les murs, les sols et les plafonds des pièces avaient été recouverts de moquette. « On a commencé dans la pièce sous la cuisine dont je pensais qu’elle conviendrait mais elle n’a pas convenu du tout », raconte Andy8. « Le son était absolument merdique. Je les ai fait passer dans une autre pièce, mais il était toujours difficile d’y enregistrer. Essayer de trouver le bon son dans cet endroit, c’était comme s’arracher une dent, tout le contraire de Stargroves, ou c’était très facile ».
Avant de quitter l’Angleterre, les Stones avaient commencé quelques morceaux aux « Olympic Sound Studios » de Londres et à Stargroves. Keith9 se souvient de la chanson country « Sweet Virginia », à caractère acoustique, comme l’une des premières sur lesquelles ils ont travaillé. « Je ne me souviens pas si c’était vraiment le premier », dit-il. « Cela dépasserait même ma mémoire phénoménale. Mais je me souviens que Mick avait préparé « Sweet Virginia » et qu’il était prêt à l’utiliser. J’ai l’impression qu’on avait joué avec cette chanson lors des dernières sessions. Peut-être sur « Sticky Fingers », ou autre. C’était donc un travail en cours ».
« Sweet Virginia » ouvre la seconde face du premier vinyl. On a souvent dit que les quatre faces d' »Exile » représentent quatre disques distincts5. « Tumbling Dice » clôt la première face du coffret original de deux disques, s’éloignant dans une rêverie mélancolique. Et par conséquent, comment les Stones répondent-ils à cela au début de la deuxième face ? « Sweet Virginia » est totalement différent, un simple chant acoustique autour d’un feu de camp, une chansonnette country qui combine l’influence lyrique de l’homme de honky-tonk Faron Young, un chanteur de country américain, l’harmonica de Roy Acuff et d’un saxo très rock n’roll. C’est le début parfait d’une face de chansons acoustiques, country et folk. Les Stones sont, pour l’instant, à l’aise dans la niche qu’ils ont creusée dans le country rock qui envahit les ondes et les albums des fans de rock’n’roll.
Si l’on considère l’année 1968 comme le début de ce qui semble être le mouvement général de retour aux sources dans le rock’n’roll grand public, avec des albums comme « Beggars Banquet » en guise d’exemples, alors « Exile » a été enregistré en plein essor de cette tendance, et les Stones étaient à l’avant-garde. Depuis la création du groupe, les Stones étaient des « aficionados » non seulement du blues, mais aussi de la country, du rock et de la soul. Tous ces éléments étaient évidents, même dans le tout premier enregistrement des Stones. Keith note : « la première fois que je suis monté sur scène et que j’ai joué, c’était avec un groupe de country et western »
Mais il leur a fallu attendre la fin des années 60 pour s’essayer à des chansons country plus directes, principalement en raison du manque de confiance de Jagger. « J’adore la musique country, mais j’ai beaucoup de mal à la prendre au sérieux », a déclaré Jagger. « Je pense aussi qu’une grande partie de la musique country est chantée avec la langue entre les dents. La partie harmonique est différente du blues. Il ne courbe pas les notes de la même façon, donc je suppose que c’est très anglais. Même si elle a été très américanisée, elle me semble très proche, de mes racines, pour ainsi dire ». On aimerait que Mick Jagger retire son masque. Il peut chanter ce genre de musique de manière convaincante : témoin « Wild Horses » et « Sweet Virginia ». Pourtant, dans cette dernière chanson, Mick ne peut s’empêcher de reconnaître l’insulte bien connue selon laquelle la country est une musique qualifiée de « shit-kicking ». Il chante ces chansons, et d’autres ostensiblement country, sans faux accent à part son habituel twang américain bien rodé. Et l’effet produit éloigne les chansons du son de chanteurs anglais imitant la musique country ; elles deviennent tout à fait différentes : les Rolling Stones. On ne pense pas forcément « musique country » quand on entend « Wild Horses ». On le fait quand on entend « Far Away Eyes », aussi amusant que cela puisse être. Et on ne laisse pas le fait de savoir que le groupe est sous l’influence de la country affecter notre réaction à la chanson.
Les influences sont évidentes sur « Sweet Virginia ». Le morceau commence par la partie sifflante de Mick à l’harmonica, rappelant l’ambiance de Jimmie Rodgers et rappelant aux fans de country et de western classique les sonorités de violon country que l’on entend sur des morceaux de légendes de la country comme Roy Acuff et Faron Young. Ces deux artistes, en particulier, nous viennent à l’esprit lorsqu’on écoute cette chanson. Comme pour une chanson classique d’Acuff, comme « Wreck On The Highway », ou n’importe quel morceau des frères Louvin, « Sweet Virginia » est plus un country-gospel qu’un country-blues à la Jimmie Rodgers dans son inspiration et sa forme, surtout dans le refrain. Mais alors que les Louvin avaient souvent un contenu religieux, les Stones prennent l’inspiration sacrée et sécularisent les paroles. Parallèlement, ils adaptent le cadre country-gospel et y accrochent d’autres influences.
« Sweet Virginia » est l’un des morceaux les plus improvisés d' »Exile ». On y retrouve certainement la même atmosphère trouble. Lorsque Keith commence à gratter l’acoustique, quelqu’un heurte le micro ou la guitare, dès la première mesure, ce qui ne fait qu’ajouter au charme et à la spontanéité du morceau. Il s’agit d’une production brutale, encore plus lâche que « Tumbling Dice ». Le mastering de la copie vinyle semble avoir été bâclé, comme si un compresseur ou un limiteur dynamique était entré en action trop rapidement et avec trop de force sur le premier refrain, « So come on, come on down ». Même en écoutant la version CD, nous entendons toujours la baisse de volume dramatique, comme ces sauts et ces craquements du disque vinyle original qui persistent comme des fantômes dans votre tête longtemps après que vous ayez retiré la version usée de la platine.
L’arrangement se construit parfaitement, comme si les musiciens se promenaient dans la pièce, prenaient un instrument et se joignaient à eux en tapant des mains. Le début fait écho à « Country Honk » de « Let It Bleed ». Mick Taylor est à droite, doublant la mélodie de l’harmonica de Mick Jagger avec une fausse partie de « mandoline » jouée à toute vitesse, et jouant des accords de septième, des gammes majeures et des pistes country-blues tout au long du morceau.
Charlie reste simple, avec juste un gros kick et une caisse claire, sans cymbales ni tom-toms. Bill Wyman est crédité à la basse, mais cela ressemble étrangement à une contrebasse, qui aurait dû être overdubbed par Bill Plummer à Los Angeles, sinon Wyman en joue lui-même, ou fait un travail convaincant en faisant sonner sa basse électrique comme telle. Si ce n’est pas le cas, Wyman joue lui-même de la contrebasse. Sur la dernière prise de Wyman, il simplifie sa partition, et sur les deux versions, il swingue.
Ian Stewart se joint au deuxième couplet avec un boogie-woogie tout droit sortie du livre de chansons de son influence principale, Albert Ammons. Impossible de suivre le rythme, Stewart enchaîne sans effort des riffs inspirés, ceux pour lesquels il était le plus connu. Il est étrange que Stu figure ici au départ, car c’est la plus « country » des chansons.
En tant que chanson la plus country, « Sweet Virginia » semble, à première vue, mériter le style Floyd Cramer et ses fioritures country que Nicky Hopkins a adopté au piano. Pourtant, c’est justement cette tension entre les éléments country purs et durs et la texture boogie-woogie qui rend la chanson si fascinante. En effet, c’est me mouvement rythmique de la partie de piano de Stu propulse la chanson.
Bobby Keys ajoute quelques traits de saxophone en arrière-plan, attendant son tour pour faire son solo, faisant passer la chanson boogie-woogie, style Chicago, de Stu vers le R&B de la Nouvelle-Orléans ou de l’est du Texas de quelqu’un comme Professor Longhair ou King Curtis.
Pendant ce temps, Jagger fait de son mieux pour nous emmener dans une église de campagne quelque part dans le Sud profond, dans une performance qui commence comme s’il reprenait là où il s’était arrêté sur « Tumbling Dice », ou même un peu plus tôt, et se termine par un appel-et -une -réponse incroyablement fougueux avec les choristes.
L’un des meilleurs moments de spontanéité est inspiré par l’une des choristes féminines (non créditée bien sûr), qui prend soudainement le rôle principal, tandis que Jagger se retire et rejoint volontairement le refrain. Sa partie vocale sonne presque comme de la bouillie, comme s’il n’était pas à la hauteur de sa partition d’hamonica, un peu ivre, sa voix craquant sur les mots « winter » et « friend ».
Le titre de la chanson vient probablement, peut-être inconsciemment, du « Sweet Virginia Blues » de Mamie Smith de 1926, mais les paroles de Jagger semblent s’inspirer de diverses sources. Dans certaines lignes, on dirait qu’il exprime son inquiétude sur un ami. Le premier couplet de la chanson est plutôt un morceau de sympathie, avec des sentiments que l’on retrouvera sur des chansons comme « Winter » et « Coming Down Again » sur l’album suivant, « Goats Head Soup ». Dans le second couplet, Mick semble s’inspirer directement de la légende du honky-tonk Faron Young, « Wine Me Up », dont les paroles sont très fermées ! Il est probable que Mick enregistrait à Muscle Shoals lorsque cette chanson est devenue un succès en 1969.
Encore embourbée dans les retombées d’Altamont, la Californie aurait en effet eu un goût amer dans la tête de Jagger. Le désert qu’il chante pourrait être une allusion au paysage désertique du circuit automobile où les Stones ont joué quelques mois plus tôt.
L’état d’esprit de la chanson et d’autres que l’on retrouve sur « Exile » ont presque certainement été inspirées en partie par l’omniprésent Gram Parsons, un homme étroitement et à jamais identifié à la région de Joshua Tree dans le désert de Mojave. Mick Taylor[2] a pourtant déclaré : « Je sais que la rumeur veut qu’il ait fait les chœurs sur « Sweet Virginia », mais c’est moi qui chante, pas lui ». Al Perkins, un ami de Gram, se souvient qu’il n’est nulle part présent sur « Exile » et a donné un « non » sans équivoque, mentionnant que Gram n’était même pas présent aux sessions à Los Angeles durant lesquelles Perkins a enregistré sa partie. Bien sûr, Perkins n’était pas présent en France, alors qui peut en être sûr ? Bill Wyman[3] cite Parsons comme personnel supplémentaire. Tout ceci ne fait qu’ajouter au mystère de « Exile ».
Comme certaines autres chansons de l’album « Exile » mais aussi d’albums précédents, les droits d’auteurs de « Sweet Virginia » iront alimenter les finances d’ABKCO, la société d’Allen Klein[4], la chanson ayant été composée lorsque les Rolling Stones étaient encore sous contrat avec lui.
« Sweet Virginia” sortira en face B de « Rocks Off » qui ne sera disponible que sur le marché japonais. La chanson deviendra très populaire sur les ondes des radios américaines, lors de la sortie de l’album. « Sweet Virginia » fera logiquement partie de la setlist de la tournée américaine de 1972 et sera jouée régulièrement durant les années suivantes. Au cours de la dernière tournée « No Filter » de 2017 à 2021, les Stones l’on jouée à 12 reprises[5] sur les 59 représentations.
Pour rectifier un petit oubli, « Sweet Virginia » s’est retrouvé sur la bande originale du film « Knives Out » de 2019 avec Daniel Craig en mystérieux détective. Le morceau apparaît à la fin de film alors qu’on ne s’y attend pas. Quel bonheur, si vous êtes confortablement assis dans une salle de cinéma avec une excellente sonorisation.
[1] « Exil » – Dominique Tarlé – Genesis – 2001
[2] À trouver
[3][3] « Rolling with The Stones, la saga d’un groupe mythique en 3.000 photos “Bill Wyman – Richard Havers – 2002 – Dorling Kindersley
[4] “Allen Klein: The Man Who Bailed Out the Beatles, Made the Stones, and Transformed Rock & Roll” – Goodman Fred – 2015, Mariner Books
[5] https://www.setlist.fm/stats/the-rolling-stones-bd6ad22.html?tour=63d6d61f
Torn And Frayed
Chanson automnale mélancolique5, « Torn And Frayed » a, comme « Sweet Virginia », été qualifiée de « country », bien qu’il semble que ce soit juste par manque d’un meilleur terme. Mais avec son fort backbeat rock’n’roll, la chanson est plus proche du rock sudiste des Allman Brothers que de la Country Rock de Parsons, des Eagles, et autres. Bill Wyman n’y joue manifestement pas, car seul un guitariste pourrait jouer une partie aussi chargée que le maelström de la basse de ce morceau : Mick Taylor s’active dès le deuxième couplet de la chanson.
Encore une fois, nous avons une structure à trois couplets prédominants qui a autant de racines dans le Gospel que dans la Country, avec plus de similitudes avec la Southern Soul de Memphis et Muscle Shoals qu’avec la Country de Nashville. La principale différence réside dans la voix de Mick, qui égrène les notes comme un chanteur de R&B plutôt que comme un chanteur de country pur et dur. Des chanteurs tels que Ray Charles, d’un côté, et George Jones, de l’autre, pourraient également brouiller les distinctions entre soul et country.
La Country, après tout, a été définie comme le Blues de l’homme blanc tandis que Mick Jagger est un autre artiste qui réussit à fusionner les deux approches.
Bien qu’il soit mené par la guitare acoustique de Keith, il y a un son profond et stratifié qui se construit à partir de ce doux grattage jusqu’à un mélange provocateur de guitare en acier, d’orgue sifflant, de piano, de guitare électrique Telecaster propre à la country et de voix principales et de chœurs denses. La combinaison de l’orgue de Jim Price et de la « pedal steel » d’Al Perkins est le son le plus inspirant de tous.
Le trompettiste Jim Price était apparemment en train d’écouter le groupe pendant qu’il enregistrait les pistes de base et a commencé à jouer de l’orgue, sans se rendre compte qu’il était entendu et même enregistré. « Tous les différents instruments étaient installés dans des pièces différentes », se souvient-il[1]. « Je suis allé dans cette pièce, j’ai pris les écouteurs et j’ai commencé à écouter et à jouer de l’orgue. C’était juste amusant. Ils ont fait plusieurs prises avec, et je n’ai jamais su qu’ils l’avaient utilisé jusqu’à ce que je le voie sur le disque ».
Perkins a été amené à participer aux sessions de Los Angeles aux Sunset Sound Studios avec Mick, Keith et Anita Pallenberg. Il vient d’obtenir une nouvelle guitare pedal steel, d’une Fender à huit cordes, une ZB Custom à onze cordes de Tom Brumley, avec des tas de leviers et de pédales. Il découvre les particularités de ce nouvel instrument et n’y est pas encore très habitué. « Mais Mick a chanté et a fait son numéro de scène à chaque fois pour me donner des sensations de scène » se souvient Al. Notant que le son de l’acier se marie si bien avec l’orgue, il se rappelle qu’il a été l’un des derniers à réaliser des overdubs sur la chanson.
Le caractère des protagonistes de la chanson semble mélanger des éléments de Keith et de Gram, mais il pourrait s’agir de n’importe lequel des nombreux personnages familiers à Jagger, y compris de nombreux parasites dans l’orbite de Keith : « Just a dead beat right off the street / bound to follow you down » : « Ce n’est qu’un paumé qui traîne dans la rue , qui sera obligé de te suivre tout en bas ». Jagger parle peut-être avec une certaine auto-dérision de la déchéance d’une rock-star. En tout cas il s’agit de l’image d’un guitariste en haillons et vagabond nommé Joe, que nous suivons de « bordels malodorants » en passant par des « vestiaires remplis de parasites ». Comme l’a noté Robert Greenfield[2], qui a suivi les Stones lors de leur tournée « Goobye Britain Tour » en 1971, les Stones n’étaient pas étrangers aux loges peu luxueuses, même après cette tournée, en tant que groupe de rock’n’roll le plus populaire au monde : « A Glasgow, l’un des drames les moins chers de la vie. Greens Playhouse. La peinture s’écaille sur les murs. 15 cm de suie dans les bouches d’aération. Des ampoules nues dans les coulisses et des tubes fluorescents pour les lumières. Le troisième balcon est fermé pour empêcher les rayons de passer ».
« Torn and Frayed » provient de la deuxième face, qui est acoustique. C’est un honky tonk à trois accords, mais pas typiquement country. La progression des accords fait penser au gospel. Le morceau est porté par la guitare acoustique de Keith Richards, mais la chanson est riche en textures : la pedal steel guitar d’Al Perkins, une Telecaster country propre, également jouée par Richards, l’orgue de Bill Price et le piano de Nicky Hopkins sont proéminents, tous convergeant vers une plainte carillonnante et endeuillée. La musique est aussi proche du country-rock définitif ou du country-soul à la Stax que tout ce qui se faisait à l’époque, à l’exception de Gram Parsons, une influence immédiate sur les Stones. Jagger chante un texte oblique et impressionniste qui semble le plus influencé, sinon par « The Americans » lui-même, du moins par le même genre de sujets et d’images vives aux tons sépia: les personnages de la rue aux confins de l’Amérique et » ce sentiment fou en Amérique quand le soleil est chaud dans les rues et que la musique sort d’un juke-box ou d’un enterrement « , ce qui est la façon dont Kerouac a décrit les photos de Frank mais qui pourrait facilement s’appliquer à la portée musicale d’Exile. Les paroles de « Torn and Frayed » suivent un guitariste vagabond dont « le manteau est déchiré et effiloché », dans « des salles de bal et des bordels malodorants/et des vestiaires remplis de parasites ».
Mick Jagger continue de raconter sa gloire furieuse avec une très grande facilité, les mots roulant sur sa langue comme les paroles de Chuck Berry et Hank Williams, le son et le rythme étant aussi importants que les mots eux-mêmes . La dernière ligne du couplet « Who’s gonna help in the kitchen? » symbolise tout le mythe d' »Exile » comme une bande d’amis vivant en communauté dans le manoir de Nellcôte, « déchiré et usé », enregistrant et préparant les repas dans la même cuisine, un mythe qui contient un certain degré de vérité. Qui a besoin des paroles ? Jagger est sympathique au personnage de Joe, qui fait probablement plus référence à Gram Parsons qu’à Keith Richards. Gram, un enfant de la classe moyenne, était un chercheur et un vagabond aussi agité que Keith, qui s’intéressait également à la dichotomie entre la mythologie et la réalité de l’Amérique.
Les versions live de l’époque ne rendent pas justice à « Torn and Frayed » étant donné que la chanson a besoin de l’approche texturée et acoustique de la version originale. Malheureusement les versions live électriques sonnent comme du rock sudiste laborieux plutôt que comme le mélange de R&B et de country propre aux Stones.
« Torn And Frayed” sera joué pour la première fois en live lors du concert de Vancouver de la tournée américaine de 1972 mais assez rapidement rangée aux oubliettes jusqu’à la tournée du 40ème anniversaire des Stones en 2002. C’est l’artiste Phish qui aura l’occasion de jouer « Torn And Fayed » pour la dernière fois le 27 août 2021[3] au « Gorge Amphitheater » the George, Washington, en l’honneur du décès de Charlie Watts.
[1] « Rolling Stones Rip This Joint: The Stories Behind Every Song” – Steve Appleford – Chris Welch – Paperback – 2001
[2] « Ain’t It Time We Said Goodbye: The Rolling Stones on the Road to Exile” – Robert Greenfield – Da Capo Press – 2014
[3] « Phish Honors Charlie Watts With “Torn And Frayed” Opener At The Gorge” – Liveforlivemusic.com – Rob Corso – 28/08/2021
Sweet Black Angel
« Sweet Black Angel » est la version finale d’un premier morceau dont le titre est « Bent Green Needles »[1], enregistrée à Stargroves entre mars et mai 1970. C’est une superbe version instrumentale proche de la version finale, les paroles en moins, ce qui permet d’apprécier la qualité de l’instrumentation.
Les Stones n’ont jamais été un groupe politique et Mick Jagger n’a jamais été un auteur-compositeur politique. La liberté de bouger son cul et de baiser qui, quand et où on veut est à peu près la seule cause pour laquelle Mick s’est battu. Même sur la superbe « Street Fighting Man » du groupe, une chanson qui traite des émeutes anti-guerre de la fin des années 60, Mick résume l’éthique des Stones en chantant « What can a poor boy do, But sing for a rock’n’roll band ».
Sur « Sweet Black Angel », dans une sorte de blackface de son cru, il s’inspire des déboires d’Angela Davis, professeure afro-américaine de l’UCLA que certains partis ont accusé de trahison. En 1969, le gouverneur Ronald Reagan avait fait pression sur le « California Regents Board » pour qu’il renvoie Angela Davis de son poste d’enseignante, en raison de ses opinions marxistes et de son appartenance au parti communiste. Après qu’un juge ait décidé que ce n’était pas un motif légal pour un tel renvoi, « les Régents » ont à nouveau voté pour la renvoyer, cette fois pour des discours incendiaires qu’elle avait prononcés et qui critiquaient la politique de l’université, selon un rapport du New York Times[2] de l’époque. La jeune militante sera arrêtée par le FBI dans un motel de Manhattan, le 13 octobre 1970 après deux mois de recherche. Les charges pesant sur Davis sont lourdes : elle est accusée de meurtres et de kidnapping après un épisode douloureux s’étant produit au tribunal de San Rafael. Les armes utilisées lors des crimes auraient été enregistrées à son nom. Son procès s’ouvre à l’été 1972. Après avoir été emprisonnée pendant 22 mois, Davis a finalement été acquittée de toutes les accusations par un jury entièrement blanc. Entre-temps, son cas est devenu une « cause célèbre ». Son image devient emblématique : une femme d’une beauté saisissante, avec une large coupe afro naturelle, saluant le Black Power le poing levé.
La dignité est un thème essentiel d’ « Exile ». Les paroles de l’album suggèrent de façon lancinante que les Stones sont peut-être trop vieux pour tout le ridicule qui les entoure. Mais, tout aussi important, il y a un autre aspect qui suggère que leur génération a fait beaucoup de choses bien, et qu’Angela Davis était le symbole de la lutte légitime contre le statu quo et la vieille garde. Et ils se sont probablement identifiés à elle en tant que paratonnerre de la controverse, en tant que personne ayant subi une pression constante de la part des autorités. « Nous ne l’avions jamais rencontrée, mais nous l’admirions de loin », a déclaré Keith Richards en s’adressant à Brooke Mazurek, rédactrice du Harper’s Bazaar, en 2017[3]. « Ce morceau a commencé comme une sorte d’îlot quand nous étions en Jamaïque », rajoute Keith. « Au bout d’un moment, les mots ‘Sweet Black Angel’ s’y sont glissés, et j’ai réalisé que Mick écrivait sur Angela Davis, la célèbre activiste qui était arrêtée à l’époque ». Le 1er Mai 1972, Mick et Bianca, participeront à une marche à Paris en faveur de l’activiste politique, en compagnie de Nathalie Delon.
Mick Taylor rajoute[4] : « Tout le monde était assez politisé car en 1972, la guerre du Vietnam touchait à sa fin. On n’avait pas la télé à Nellcôte, donc on ne voyait pas les nouvelles, on lisait les journaux anglais ». La chanson a commencé sa vie enregistrée en 1970 sous la forme de l’instrumental « Bent Green Needles[5]« .
Mick Jagger a commencé à ajouter des paroles d’actualité avec l’intention d’un soutien clair à Davis, auquel il est fait référence spécifiquement dans des lignes comme « She’s a sweet black angel, not a gun-toting teacher ». Mick fait preuve d’une ironie audacieuse dans son texte, adoptant une voix en mode ménestrel, citant sans hésiter le mot très chargé « nègre » du politiquement incorrect Frank Green, qu’il avait probablement entendu, ou bien lu, au moins dans la version comptine (qui a également servi de titre à un roman d’Agatha Christie et aux adaptations théâtrales et cinématographiques qui ont suivi). En plaçant le procès de Davis dans ce contexte, par le biais d’une chanson folklorique aux accents caribéens, Jagger célèbre Davis comme un héros et une légende folklorique à part entière. Il transforme astucieusement la vieille chanson raciste en une métaphore du procès et de la branche militante du mouvement des droits civiques de la fin des années 60, en la présentant comme une lutte à la vie à la mort.
La voix narrative opère à plusieurs niveaux. Certains critiques ont pu considérer l’habitude des Stones de s’approprier la musique afro-américaine comme une sorte d’exploitation culturelle, semblable à celle pratiquée par les compagnies de ménestrels entièrement blanches. Mais Jagger est de la partie ; les Stones eux-mêmes pourraient être considérés à tort comme un spectacle de ménestrel moderne. Bien que des arguments aient été avancés pour dire que, sous le couvert de l’exploitation et de la moquerie, le ménestrel avait pour effet positif de permettre un échange entre les formes musicales européennes-américaines et afro-américaines, en particulier lorsque les Afro-Américains eux-mêmes ont commencé à intégrer ce genre de troupes, Jagger aurait certainement été sensible à ces questions. Sur « Sweet Black Angel », il affiche une solide confiance en ses propres motivations.
Musicalement, la transition de « Thorn And Frayed » vers « Sweet Black Angel » est l’une des plus agréables d’ « Exile ». La musique et les paroles se rapprochent de la musique populaire jamaïcaine : un mélange d’influences principalement ouest-africaines et espagnoles qui a servi de précurseur au ska et au reggae.
Keith commence par un rythme compliqué sur une guitare acoustique. Il est rejoint par Jimmy Miller qui joue des percussions sur un güiro (l’instrument strié sur lequel on fait glisser un bâton) et un morceau de bois. Les marimbas sont une des autres particularités des instruments jouée par Richard « Didymus » Washignton, crédité sur le disque comme « Amyl Nitrate » (nom également donné aux « poppers » – un vasodilatateur). Musicien de la Nouvelle-Orléans, il avait été amené dans les sessions de Los Angeles par Dr. John.
Mick Jagger joue une partie d’harmonica convaincante et chante une magnifique mélodie avec un faux accent jamaïcain, le genre de ceux qu’il utilisera tout au long des années 70 et 80, avec des résultats mitigés. Il est clairement en train de jouer ici, dans son personnage. Des harmonies sont ajoutées entre Keith et Mick et comme dans « Sweet Virginia », on a l’impression d’être assis autour d’un feu de camp : « Il y avait une pièce à l’écart de la salle principale qui n’avait pas de meubles, avec un plancher en bois, des plafonds assez hauts et des murs en plâtre », dit Andy Johns en se souvenant de l’installation à Stargroves8 (Dominique Tarlé13 se souvient qu’elle a été enregistrée dans la même cuisine à Nellcôte que « Sweet Virginia »). « Nous voulions obtenir le son de la pièce ». « Sweet Black Angel » était un choix inspiré et contagieux pour la face B du single « Tumbling Dice ».
« Sweet Black Angel” fera la face B du single « Tumbling Dice, sorti en avril 1972.
Il semble que la chanson n’ait été chantée en public qu’une seule fois, le 24 juin 1972 à Fort Worth.
[1] https://rollingstonesdata.com/2022/01/14/rolling-stones-unreleased-bent-green-needles-early-version-of-sweet-black-angel/
[2] « F.B.I. Seizes Angela Davis Motel Here » – Linda Charlton – The New York Times – 14/10/1970
[3] « Keith Richards Recalls the Genesis of Three Classic Tunes” – Bazaar – Brooke Mazurek – 26/10/2017
[4] « à trouver »
[5] « Rolling Stones Unreleased : « Bent Green Needles” (early version of “Sweet Black Angel”) – Rolling Stones Data – 14/01/2022
Loving Cup
Nous avons droit à une autre des transitions les plus réussies d' »Exile » lorsque « Sweet Black Angel » s’estompe et que surgit l’un des moments les plus brillants de Nicky Hopkins, qui introduit « Loving Cup » avec une partition de piano gospel. Il est là, tout seul, sans filet, pendant les treize premières secondes de la chanson, un moment de solitude mérité pour ce brillant musicien. Les voix s’enchaînent avec la mélodie de Mick et l’harmonie serrée de Keith, une texture déterminante.
« Loving Cup » sonne comme une représentation microcosmique de la version idéalisée du mythe d’« Exile », que l’on pourrait imaginer comme étant une journée parfaite à Villefranche-sur-Mer, la partie de piano ensoleillée débordant de l’optimisme qui ne peut venir que d’un matin d’été. Jagger s’y joint comme s’il en était inspiré, rayonnant avec des paroles joyeuses et déglinguées qui reflètent l’ambiance déglinguée de la chanson. Bien qu’il soit difficile d’imaginer Mick avec de la boue sur le visage, le corps endolori par la satisfaction de la fatigue après une journée de travail honnête, il est ici un homme humble, le sel de la terre, avec des besoins simples, et tout est remis en ordre par sa femme.
« Donne-moi un petit verre de ta coupe d’amour »
« Juste un verre et je tomberai ivre mort ».
Tout cela sonne comme des images de l’environnement dans lequel les Stones se retrouvaient. On les voit sur des photos d’époque, marchant « sur la colline sous le doux soleil d’été », ainsi que la sensualité que les mots expriment, des images viscérales et terreuses comme « le visage plein de boue », « courir, sauter et pêcher ». On peut entendre les Stones embrasser ces éléments d’un idéal champêtre.
Les paroles du matin se prolongent l’après-midi, alors que le groupe s’y joint petit à petit : maracas, riffs de guitare acoustique et Nicky s’entremêlent, jouant les uns sur les autres. Le reste du groupe, Bill Wyman, agile à la guitare basse, et ce qui ressemble à Keith à la guitare électrique, se joignent à eux, poussés par la batterie autoritaire de Charlie Watts. L’activité de la journée commence à s’intensifier : « Oui je peux courir, sauter et pêcher mais y aura pas de problème », « Si tu veux faire ‘ça-va-ça-vient’ avec moi toute la nuit », une rupture particulièrement satisfaisante.
La chanson se poursuit avec les cuivres royaux de Jim Price et Bobby Keys. C’est un arrangement de cuivres complexe et luxuriant, un croisement entre les funérailles de la Nouvelle-Orléans et une sublime cérémonie martiale ; un moment planant, exaltant, presque sacré, comme une fanfare pour un roi, bien qu’en exil. Puis le groupe se remet en marche, Hopkins commence à marteler les claviers tandis que Charlie compte les temps avec un volume croissant, menant aux « fills » qui se déversent sur l’un des couplets les plus mémorables du disque, exprimé avec force par Jagger et Richards en harmonie : « Oui j’me sens crade et ma chemise est toute déchirée » « Mais j’aimerais bien planter quelques graines avec toi jusqu’à l’aube ». Toute la chanson se déroule avec une facilité de langage qui trahit une grande intelligence, Mick chantant un texte simple dans un langage naturel. Écoutez attentivement et vous pourrez entendre Jagger chanter le « spill the beans » (cracher le morceau), comme un chevauchement à une ligne précédente sur l’une des parties à l’unisson. Des versions antérieures de la chanson (ils l’ont jouée à Muscle Shoals en 1969 et une version semblable a été joué au concert de Hyde Park en juillet 1969 sous le titre « Give Me a Drink »), une fois Mick chante : « Oui j’me sens crade ….Mais j’aimerais bien planter quelques graines avec toi jusqu’à l’aube », ce qui est probablement ce qui reste en dessous sur le mixage final. Mais les enregistrements précédents sonnent de manière laborieuse et trop lâche. La version finale, comme pour « Tumbling Dice » et tant d’autres, suit l’un de ces grooves parfaits des Stones.
La version « primitive » de « Loving Cup » a été enregistrée en juin 1969 aux « Olympic Sound Studios » de Londres durant les sessions de « Let It Bleed ». C’est donc probablement le plus « vieux » morceau d’« Exile » : c’est cette version qui a été proposée lors du concert gratuit de Hyde Park à peine un mois après son enregistrement. L’accent y est différent de la version finale avec un couplet supplémentaire et des paroles en fondu enchaîné qui mettent l’accent sur « Give Me A Little Drink ». Mick Jagger marmonne même les paroles de manière affectée. Il y a deux guitares principales dont une avec Mick Taylor, et le travail au piano de Nicky Hopkins.
La dernière version appelée « Alternate Take » a été retravaillée en 2009 pour se retrouver sur le CD-Bonus paru en 2010.
« Loving Cup » ne sera pas très souvent joué sur scène, si ce n’est à Hyde Park en 1969 et durant la tournée américaine de 1972 qui a suivi la sortie d’« Exile ». Le morceau a également fait partie à une dizaine de reprises[1] de la setlist de la tournée « Licks Tour » de 2002-2003 , de la tournée « Bigger Bang » et de « Shine A Light », le documentaire de Martin Scorsese de 2006.
« Loving Cup » est le second des 5 morceaux de l’album dont les droits d’auteurs ont été rétrocédés à ABKCO, la société d’Allen Klein
[1] https://www.setlist.fm/stats/the-rolling-stones-bd6ad22.html?year=2002
Happy
Keith Richards a clairement été une force créatrice clé dans pratiquement tout ce qui a été écrit et enregistré par les Rolling Stones. Il n’était pas le héros à la guitare comme ont pu l’être Eric Clapton ou Jimmy Page[1]. Mais c’est lui qui a imaginé le riff central et les quelques paroles clé de (I Can’t Get No) Satisfaction, rien de moins. Et au cours d’une décennie de travail acharné, Keith a affiné son art sous-estimé de la guitare rythmique jusqu’à arriver à des résultats spectaculaires. Pourtant, c’est le désordre euphorique et désinvolte de « Happy » qui est très souvent considéré comme la signature de Richards, un moment privilégié où il se retrouve à son tour derrière le micro au cours des tournées des Stones. Pour les fans, « Happy » a su capturer la joie insouciante de Keith.
« Happy » est la seconde chanson de l’album « Exile» à sortir en « single » le 15 juillet 1972. En grande partie écrite par Keith Richards dans les sous-sols de Nellcôte à la fin de l’été 1971, Jimmy Miller y joue la batterie et Bobby Keys, les maracas[2]. Il y est également accompagné de Jim Price et de Nicky Hopkins. C’est une composition des Stones assez originale puisque en tant que membre des Stones, au départ du moins, seul Keith y est représenté. La chanson sera finalisée et mixée comme la plupart des autres chansons de l’album à Los Angeles, dans les studios « Sunset Sound Studios » au cours de deux périodes : 30 novembre au 19 décembre 1971 puis entre 10 janvier et le 28 mars 1972.
La chanson est articulée autour d’un super riff en Open-G, dont il a le secret. Un « overdub » de guitare rythmique est rajouté à la composition originale, ainsi qu’une partition de basse ainsi que la « lead vocal » et probablement un morceau de saxophone ténor. C’est la première fois depuis « You Got The Silver », en compagnie de Jimmy Miller à la batterie, que Bobby Keys contribue aux percussions en faisant équipe avec Jim Price. A deux, ils balancent des coups de saxophone, de trombone et de trompette qui encadrent parfaitement la guitare de Keith, pendant que Mick Jagger est aux « backing vocals ». « Je voulais entendre quelle était la note basse de mon baryton, alors quand Keith est arrivé à la ligne qui raconte, « I Need A Love To Keep Me Happy », mec, j’ai réussi à clouer cette note basse, et les yeux de Keith se sont illuminés », raconte Bobby Keys[3]. « C’était un superbe son, c’était comme si tout d’un coup une corne de brume était entrée dans la pièce. Et alors il a dit : « Hey, mec, c’est un super son ! Qu’est-ce que tu peux faire d’autre avec ça ? » J’ai toujours pensé que j’avais aidé Keith à écrire cette chanson. C’est à peu près ce qu’il dit dans la presse, mais ça ne se voit pas sur la déclaration des droits d’auteur, que je n’ai jamais reçue. Je n’ai pas vraiment eu de droits. On faisait juste une « jam session ». Il a écrit la chanson, il a écrit les paroles. Et puis il m’a fait remarquer que je devrais également me mettre à écrire quelque chose de créatif».
Les membres des Stones, probablement fatigués de l’absence répétée de Keith et des sessions d’enregistrement infructueuses ont momentanément délaissé Nellcôte. Mick Jagger est probablement allé rejoindre son épouse Bianca à Paris et Bill Wyman vient de louer un yacht pendant quelques jours. Keith se retrouve bien esseulé dans le sous-sol, lorsque « Happy » sort de terre lors d’une séance de balance. Il est entouré de Bobby Keys au saxophone baryton et de Jimmy qui vient de terminer de mettre de l’ordre dans les enregistrements de la veille dans le studio mobile. « Cela ressemblait plus à un échauffement », comme le confiera Keith[4] . Il rajoute[5] : « on a fait ça en une après-midi, quatre heures de boulot et c’était plié, dans la boîte. A midi le morceau n’existait même pas, mais on ne peut pas vraiment dire que ce soient les Stones sur ce morceau. Je venais d’écrire les paroles. J’ai commencé à l’enregistrer et j’ai entendu Jimmy derrière moi à la batterie. Il était descendu du mobile et je ne m’en était pas rendu compte. Je continuais à gratter en essayant de mettre le morceau en place. On l’a fait tourner et ça swinguait. Comme tout était prêt, on s’y est mis en se disant qu’on retravaillerait ça plus tard avec les autres. J’ai pris la cinq cordes slide, et en deux temps, trois mouvements, on avait le morceau. Comme ça. Quand les autres sont arrivés, c’était terminé. N’allez pas penser que je n’ai pas bossé dur ! Parfois j’ai fini sur les genoux ». « J’ai travaillé sur Happy », précise Andy. C’était une vraie surprise. Je ne m’attendais pas à cela. Ça s’est très bien passé, très facilement, pas d’arrachage de dents. C’est lui qui avait le dernier mot. C’est à ce moment que j’ai compris cela ». « C’était une surprise agréable d’arriver le lundi matin et d’entendre l’enregistrement », rajoute Bill Wyman[6].
Ce n’est pas la première fois que Keith et Mick travaillent dans leurs coins respectifs et que, soit Mick, soit Keith ne contribuent pas ou quasi pas à la réalisation d’une chanson. C’était déjà le cas pour « Moonlight Mile » paru sur « Sticky Fingers » où Keith est considéré comme « out of it » alors que Mick enregistre la chanson à Stargroves en compagnie de Mick Taylor. Pourtant « Happy » va révéler certaines manières de travailler très différentes entre Mick et Keith. Anita, la compagne de Keith reconnait que depuis que les Stones vivent un exil forcé, le fossé va progressivement se creuser entre les Rolling Stones à mesure que l’enregistrement de l’album progresse, en particulier entre Mick et Keith : « je ne les ai jamais vraiment vu s’assoir ensemble comme il le faisaient avant, ni se faire mutuellement confiance. Il semble que ce soit Mick qui ait été le plus perturbé par la situation, par exemple qu’il n’ait rien à faire, lorsque les morceaux n’en étaient qu’à un stade très précoce d’écriture. Ce n’est seulement après qu’une idée bien ficelée ait été suggérée, que Mick se mettait à se concentrer pour en écrire les paroles. Mick préférait également commencer à dégrossir certaines idées avec Keith avant de les proposer au groupe dans une phase ultérieure. Par contre Keith comptait plus saisir l’inspiration lorsqu’elle se présentait et faisait alors tout ce qui était en son pouvoir afin de capturer et d’exploiter un instant magique qui pouvait survenir à tout moment ».
Superbe morceau rock, « Happy » est un hymne au plaisir immédiat, un morceau qui respire l’optimisme et l’euphorie de celui qui ne possède pas d’argent, une situation que Keith a vécu au début des années 60 lorsqu’il fréquentait le collège technique de Sidcup près de Dartford. C’est aussi l’expression du bonheur d’un homme qui vient d’apprendre que sa compagne est enceinte. Seul l’amour (et la came, « a candy from strangers ») rend heureux et certainement pas les cocktails mondains (« Never got a flash out of cocktails »), ni les jets privés (« Never got a lift out of Lear jets ») pour rentrer à la maison. Et lorsque Keith est « Happy », alors les Stones le sont également. C’est ici que le mythe de la rock star acquiert une certaine validité, la joie de vivre que le rock ‘n’roll est censée représenter. Dans cette chanson, Keith exploite également un vieux filon du Blues, celui de ne pas suivre le chemin de son père, un thème abordé de manière très similaire dans sa chanson « I Get A Kick Out Of You », dont il s’est peut-être inspiré[7].
« Happy » deviendra le morceau fétiche de Keith, la chanson qui exprime le mieux ce qu’il est vraiment. Bien qu’il soit en train de devenir un esclave de l’héroïne, il exprime le sentiment qu’il est libre, que la seule chose qu’il recherche c’est de continuer à rocker, lui qui est issu de la classe ouvrière alors que Mick est à la recherche de la position sociale et de la gloire. Malheureusement, il est aussi possible que la raison d’être d’ « Happy » semble au contraire indiquer que Keith est malheureux.
Keith reste très fier d’avoir écrit cette chanson sur base de ce qu’il appelle « ma marque de fabrique », à savoir : la 5 cordes et Open tunning à fond[8]. Mick Jones, le chanteur et guitariste de « Clash »[9] déclare : « Happy sonne toujours de façon aussi géniale qu’à la sortie de l’album surtout quand les cuivres font leur entrée. J’ai appris tout ce qu’il a fait ». Il ouvre sur cette sorte de figure de guitare pleine de tension qui sautille et se faufile tout autour du rythme, amenant l’auditeur à se demander comment il va finalement réussir à s’intégrer dans le rythme lui-même. Il a une façon de balancer les riffs de guitare si sévèrement qu’ils sonnent comme des faux départs, en faisant autant attention au rythme ascendant qu’au rythme descendant, de petites astuces auditives qui plongent et montent de façon dynamique. Prenant tout son temps pour introduire la chanson, sa guitare résonne de ce « lick » à quatre notes identifiable d’un côté, doublé d’une partie de slide de l’autre.
En plus d’une partition inspirée de basse funky, Keith délivre une performance vocale très fougueuse, soutenue par des chœurs proéminents doublés par Jagger, ce que Keith semble accepter avec plaisir. La chanson bénéficie d’un superbe arrangement d’éléments qui se superposent comme les doubles partitions de guitares slide, réparties en stéréo. La batterie et les percussions de Jimmy Miller assurent le « backbeat ». En plus du sax baryton de Bobby Keys, il semble qu’un cor ténor ait été ajouté, mais en fait, il ne s’agit que de percussions rajoutées pendant l’enregistrement de la basse. Jim Price rajoute des lignes de trompette et de trombone et l’arrangement se transforme en un véritable bourdon de cuivres. Tout cela aboutit à un morceau de hard-rock enragé, avec un maximum de R&B. Quant à Nicky Hopkins, il martèle un piano électrique Wurlitzer, créant un genre de partition pour laquelle Ian McLagan s’est fait connaître avec les Faces.
« Happy » est la seule chanson des Rolling Stones chantée par Keith Richards qui se classera dans le top 100 des meilleures ventes, atteignant l’honorable place de 22ème dans le Billboard 100[10]. « Happy » est également l’une des chansons choyées lors des tournées des Stones, jouée 530[11] fois et se situant à la 14ème place, la plus présente sur scène étant « Jumpin’ Jack Flash », 1182 fois. A partir de 1978, il arrivera que Keith se fasse seconder de manière régulière par Mick Jagger.
[1] “The Rolling Stones – It’s Only Rock’n’roll: Song By Song” – Steve Appleford – Carlton Books – 1997
[2] « The Rolling Stones Complete recording sessions 1962-2012 – Martin Elliott – Cherry Red Books – 2012
[3] «Every Night’s A Saturday Night – The Rock’n Roll Life of Legendary Sax Man Bobby Keys” – Bobby Keys – Bill Ditehhafer – Omnibus Press – 2012
[4] « Keith Richards – une guitare dans les veines » – Victor Bockris et Hervé Denès – Albin Michel – 1994
[5] “Life” – Keith Richards et James Fox– Robert Laffont – 2010
[6] « Bill Wyman on Making The Rolling Stones’ Exile On Main St.” – Elliott Stephen Cohen – Bass Player – 24/08/2010”
[7] « Exile On Main Street, 33 1/3 » – Bill Janovitz – Bloomsbury Academic – 2013
[8] « Rolling Stones – La Totale – Les 340 chansons expliquées » – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Chêne E/P/A – 2016
[9] « Mick Jones Interview » – Mojo – September 2007
[10] https://uproxx.com/music/10-things-you-might-not-know-about-keith-richards/
Turd On The Run
« Turd On The Run » prend sa place à côté de « Ventilator Blues » et « Casino Boogie » comme l’un des numéros de blues bouillonnant sur « Exile », trois chansons qui semblent être nées des torrides jam sessions en sous-sol, la sueur dégoulinant des musiciens au milieu de l’humidité des nuits de la Côte d’Azur. Ce serait vraiment surprenant que Mick Jagger ait rajouté sa partie vocale principale à Los Angeles plus tard, parce qu’il était juste en bas avec les autres en train de hurler. Mick offre le genre de chant hululant, hurlant, grondant, l’essence du blues brut, que des artistes de blues punk comme « The Cramps » et « White Stripes » ont travaillé des décennies plus tard. Voici les Stones à l’état le plus primitif.
Cette chanson n’aurait jamais pu avoir un quelconque potentiel commercial, et il n’est peut-être même pas venu à l’esprit des Stones qu’une chanson aussi brute et résolument non pop pourrait figurer sur un album, et s’il s’agissait d’un autre album, elle ne l’aurait peut-être pas fait. Mais il s’agit d' »Exile », et le groupe donne l’impression de jouer pour le plaisir de jouer, comme si la musique avait besoin de sortir. Et c’est précisément ce qui rend l’album si spécial, et pourquoi il est erroné de vouloir le réduire à un seul disque ; où d’autre, à part les bootlegs et dans de rares situations live, pouvons-nous entendre un groupe grand public et à succès s’épanouir et s’amuser ? Et pourtant, il ne s’agit pas d’une expérimentation insupportable de prog-rock ou de jam-band que vous ne rejouerez jamais ; aucun « Turd On The Run » ne trouverait sa place sur une compilation à côté de Howlin’Wolf, The Clash, ou même d’un punk rock plus rapide. Sur « Turd On The Run », Mick Jagger semble désespéré, en souffrance, poussé à bout, de manière menaçante.
Mick fait exploser des séquences d’harmonica tout droit sortis du manuel de Junior Wells, quand il ne hurle pas comme une « banshie » irlandais. Des bribes de voix, de guitare et d’harmonica dérivent entre les lignes. Une de ces parties qui a sauté aux yeux est entendue après 30 secondes, un son de guitare qui sort de nulle part pour faire vaciller une séquence de trois notes qui se répète, puis disparaît jusqu’à la pause instrumentale, juste en train de bourdonner avec une légère variation sur le riff principal que Keith égrène. Nicky Hopkins joue du piano dans un style boogie-woogie. Charlie reste simple et austère, tapant sur la caisse claire, permettant aux autres de se déchaîner sur leur jam. L’ensemble comprend Bill Plummer à la contrebasse, qui cache le fait qu’il a fait l’overdub à Los Angeles et donne l’impression d’avoir été là, dans la cave, tapant furieusement sur les cordes, les faisant claquer contre la planche.
Mais Plummer apporte bien plus qu’une sorte de cliché rockabilly ; son rôle ressemble davantage à une basse de blues amphétaminée. Le groupe semble possédé par un esprit commun. Alors que les parties instrumentales tournent à la frénésie, comme si c’était la fin d’un vamp gospel d’une église baptiste, puis Mick fait monter les enchères vers la fin, couvrant sa bouche de sparadrap alors qu’il hurle un falsetto osseux, comme un guerrier « Commanche » partant en guerre, amenant la chanson dans un fondu obsédant.
Ventilator Blues
Maintenant, au plus profond des entrailles de l’album, nous trouvons la chanson la plus malveillante d’ « Exile ». « Ventilator Blues » reprend un modèle de Chess Records, un blues électrique dur digne de Wille Dixon, Howlin’Wolf ou Muddy Waters. Et pour l’une des rares fois au cours de son mandat au sein des Stones, Mick Taylor est crédité d’une chanson aux côtés de Jagger/Richards. C’est lui qui a créé l’insistant plan de guitare slide qui tourne en boucle de façon presque cauchemardesque dans cette chanson claustrophobe, coinçant implacablement l’auditeur comme dans l’une des pièces sans fenêtre du sous-sol moisi de Nellcôte, qui était en fait l’inspiration du thème lyrique immédiat. En montrant des fenêtres de sous-sol typiquement petites sur une photo de « Exile », Andy Johns8 a expliqué : « Vous voyez ces fenêtres ici ? C’était le seul air qui entrait, et tout devenait si chaud. Les guitares se désaccordaient constamment à cause de la chaleur. C’est pourquoi ils ont joué « Ventilator Blues ».
Mais la tension au sein du groupe a également dû jouer un rôle dans le besoin partagé de se défouler un peu. Une dose malsaine de paranoïa s’est installée à Nellcôte, provoquée par des événements bien réels tels que le vol de guitares inestimables et la présence de trafiquants de drogue miteux toujours prêts à vendre leurs produits. La consommation de drogue au sein même du groupe ne pouvait qu’accentuer l’intensité de la méfiance. L’arrangement de cette chanson reflète à lui seul cette tension : le groupe s’accroche à un seul accord pendant la majeure partie de la chanson jusqu’à ce que, comme le suggèrent les paroles, quelque chose doive céder, avec un incroyable relâchement sur le refrain, qui se construit néanmoins jusqu’à un point culminant ultérieur de cuivres ascendantes.
Les paroles, prononcées à la deuxième personne, dépeignent un homme qui sent la pression de sa vie se refermer sur lui, ses options disparaissant comme de la vapeur. La « chaleur éclate », sa femme pousse un « cri », et il semble que la nuit pourrait bien se terminer par un meurtre. « Quand vous êtes piégé et encerclé sans seconde chance/Votre code de vie est votre arme à la main », chante Jagger. Le refrain promet : « Peu importe où tu es/ Tout le monde aura besoin d’un ventilateur. »
Le « ventilateur » pourrait être un pistolet, ou de manière générale, tout ce qui peut juste, s’il vous plaît, soulager la tension. Musicalement, le refrain donne l’impression que les tuyaux éclatent et que l’eau explose partout, mais les paroles indiquent clairement que la libération espérée n’est pas encore arrivée. La chanson se termine par un défi obsédant. « Que vas-tu faire, que vas-tu faire ? Gonna fight it ? »
« Il y avait un tout petit ventilateur à la fenêtre, dans le coin. Qui ne fonctionnait pas très bien » déclare Andy Johns[1]. « D’où ‘Ventilator Blues’. C’est l’un de mes morceaux préférés. C’est à propos du ventilateur dans la fenêtre. » Puisque ce n’est évidemment pas un résumé adéquat de ce dont « parle » la chanson, ce souvenir n’est éclairant que dans la mesure où il montre comment le groupe a transcendé cette blague interne pour créer quelque chose d’étrange et de beau, qui parle de bien plus que « le ventilateur dans la fenêtre » ».
Sur l’album des moments marquants de la carrière de Nicky Hopkins5, sa performance sur « Ventilator Blues » est peut-être la plus impressionnante. Il est partout, se déchaînant comme un Otis Spann ou un Pinetop Perkins intense et actualisé. Même avec la voix de Jagger et la guitare slide de Mick Taylor, la partie de piano prend à la gorge et fait en sorte qu’on l’écoute en premier lieu à chaque fois. Hopkins joue comme un homme possédé, glissant des figures incroyablement rapides dans le rythme funky et compliqué établi par Keith et Charlie. Au fur et à mesure que l’arrangement s’étoffe, Nicky passe d’une partie relativement calme qui s’installe confortablement dans les espaces laissés par le riff de guitare à un style martelé, nerveux et tendu, faisant sonner des triolets sur le clavier avec sa main droite rapide dans les octaves supérieures.
Hopkins ajoute à la tension déjà effrayante de la fièvre de la cabine. Il y parvient dans un rythme si délicat que Jimmy Miller a apparemment dû aider Charlie à sauter des coups de caisse claire, ce qui ajoute encore à la nervosité de l’arrangement. « Nous répétons toujours « Ventilator Blues », pour les tournées. C’est un super morceau, mais nous ne le jouons jamais aussi bien que l’original. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas ; soit Keith le joue un peu différemment, soit je le fais mal. C’est un morceau fabuleux, mais un peu délicat. Bobby Keys a écrit la partie rythmique, qui est la « partie intelligente » de la chanson. Bobby m’a dit : « Pourquoi tu ne fais pas ça ? » et j’ai répondu : « Je ne peux pas jouer ça », alors Bobby s’est mis à côté de moi pour taper dans les mains et j’ai suivi son rythme. Cela m’a complètement déstabilisé et Bobby est resté là à applaudir pendant qu’on jouait le morceau – et on n’a jamais réussi à s’entendre aussi bien », déclare Charlie[2]. « Sur « Ventilator Blues », on a obtenu un son bizarre de quelque chose qui avait mal tourné – une valve ou un tube qui avait disparu. Si quelque chose n’allait pas, on l’oubliait. On le laissait tranquille et on revenait le lendemain en espérant qu’il s’était réparé tout seul. Ou on lui donnait un bon coup de pied », raconte Keith[3].
Les cuivres s’élèvent de façon dynamique comme un camion qui fait retentir son klaxon alors qu’il dévale une route de montagne de façon incontrôlée. Bill Wyman joue une partie de basse solide et la partie de slide de Mick Taylor est tout simplement fantastique. Sous toute cette tempête, on trouve une partie de guitare acoustique qui aide à stabiliser le rythme de la chanson. Des détails aussi révélateurs élèvent des chansons comme « Ventilator Blues » bien au-delà du simple culte du héros pour atteindre quelque chose de plus remarquable.
Les base de l’enregistrement de « Ventilator Blues » ont débuté à Nellcôte durant l’été 1971, terminé et mixé aux Sunset Sound Studios.
Les Stones n’ont joué « Ventilator Blues qu’à une seule reprise, comme c’est le cas pour certains autres morceaux de l’album, au Pacific Coliseum de Vancouver, le 3 juin 1972[4].
[1] « Exile On Main Street – Une saison en enfer avec les Rolling Stones » – Robert Greenfield – Le Mot et le Reste – 2011
[2] “According to the Rolling Stones” – Keith Richards (Auteur), Ron Wood (Auteur), Mick Jagger (Sous la direction de), Charlie Watts (Sous la direction de), Dora Loewenstein (Sous la direction de), Philip Dodd (Sous la direction de) – Chronicle Books – 2003
[4] https://www.setlist.fm/setlist/the-rolling-stones/1972/pacific-coliseum-vancouver-bc-canada-6bd6f622.html
I Just Want To See His Face
Voici une autre transition gagnante, « Ventilator Blues » s’estompe alors que « I Just Want To See HIs Face » s’élève du brouillard fétide. Maintenant, on a vraiment l’impression d’être dans une cave, mais une cave du Sud profond, une réunion de réveil d’une église de la Nouvelle-Orléans peut-être, ou un chant vaudou créole. Les deux chansons sont totalement différentes en termes de tonalité, mais d’une manière ou d’une autre, elles vont ensemble. C’est comme si le même homme, dos au mur sur « Ventilator Blues », pouvait être sauvé de lui-même sur « I Just Want To See HIs Face » : « Sometimes You Want No Trouble Sometimes you feel so down/Let this music relax your mind ». Le narrateur n’a pas l’air convaincu d’avoir trouvé la religion, mais il pense pouvoir être sauvé par la vue de son simple visage. Et vous vous sentez comme sa victime : il vous a acculé et battu à mort sur « Ventilator Blues » et maintenant il se retient de finir le travail, alors que son esprit instable vacille entre le sacré et le profane, le saint et le meurtrier. Tout va bien, cependant, tant qu’il continue à chanter à propos de Jésus.
Cela correspond aux thèmes de « Exile » dans son ensemble : la violence et le chaos sont apaisés par la musique. Cette chanson est tellement nécessaire à l’ambiance générale d' »Exile » qu’il serait difficile d’imaginer le disque sans elle. Mick sait mieux que nous ce dont nous avons besoin ; voici une respiration, un moment médiateur, une récompense pour ceux qui écoutent suffisamment et un cadeau pour ceux qui sont prêts à accepter. « Peu importe d’accepter Jésus, pouvez-vous accepter ce petit morceau de salut musical dans votre cœur ? ». La chanson exprime le sentiment de Mick à propos du gospel : se sentir apaisé et soulevé par l’esprit des chansons sans nécessairement adhérer à la doctrine religieuse spécifique qui se cache derrière les paroles. Et il y a une longue et profonde tradition de chansons gospel dont les paroles reflètent une telle satisfaction dans la simple image ou présence de Jésus, comme un baume. Le son sombre du sous-sol s’inscrit dans le mythe du disque. La plupart des récits de l’enregistrement de cette chanson obsédante, y compris celui de Jagger, montrent Mick et Keith assis, jouant pour un essai d’enregistrement, avec Keith au piano électrique. Mick a apparemment improvisé les paroles tout en chantant sur la partie hypnotique de Keith. Mick Taylor joue de la basse. Les magnifiques chœurs de gospel et l’étonnante partie de basse de Bill Plummer ont été ajoutés plus tard à Los Angeles, après qu’il soit devenu évident que ce morceau envoûtant ne pouvait être rejeté.
Pourtant, contrairement à la légende, il pourrait s’agir de Bobby Whitlock jouant du piano électrique, apparaissant sur l’album sans être crédité alors que c’est Keith qui l’est. Bobby a expliqué qu’il n’y avait pas d’overdub sur la partie de Keith. Il explique que ce n’est pas à ce moment-là que ça s’est passé, mais bien aux Olympic Studios, que Dr John y était également pour travailler sur son propre disque auquel Mick, Bobby Keys, Jim Price et bien d’autres ont contribué. On pourrait penser qu’il y a eu une autre prise de la chanson, mais toutes les versions de la légende la décrivent comme un élan spontané d’inspiration.
Et le gospel est évidemment au rendez-vous avec « I Just Want To See His Face ». L’approche commence ici avec le son brut, en petit comité, des « Staples Singers ». Les percussions de Jimmy Miller et la batterie de Charlie Watts fournissent toute l’atmosphère dont la chanson a besoin (là encore, le disque de Dr John est un point de référence particulièrement bon). Mais Miller ajoute un tambourin pour donner une véritable impression d’église et, d’une manière ou d’une autre, les chœurs de Clydie King, Jesse (Jerry) Kirkland et Venetta Fields.
La voix glisse sur la partie de Jagger comme s’il avait tout planifié à l’avance. Soit il a laissé l’espace pour eux de manière intuitive, soit Jimmy Miller et l’ingénieur de Los Angeles Joe Zagano ont habilement joué avec le bouton de sourdine pendant le mixage pour leur laisser l’espace nécessaire à une véritable partie de « call-and-response ».
Jagger a eu la sagesse de s’entourer de chanteurs de gospel qui ont été amenés par Billy Preston. Bill Plummer a superposé sa partie de basse acoustique sur la basse électrique de Mick Taylor. Lorsqu’il ne joue pas une partie de blues swinguant, l’approche de Plummer est extrêmement percutante, avec des passages à l’octave aiguë qui commencent et s’arrêtent brusquement, ajoutant à l’atmosphère du morceau. On dirait que quelqu’un tape sur un piano droit, qu’il donne des coups de pied sur le banc, qu’il ouvre et ferme le couvercle du clavier, que le bois frappe et résonne dans l’obscurité.
Il est facile de comprendre pourquoi Tom Waits, un autre fan de Dr John, a déclaré[1] que « I Just Want To See His Face » était sa chanson préférée des Stones. La spontanéité expérimentale et l’atmosphère de la chanson préfigurent le travail de Waits, Sonic Youth et d’autres musiciens qui ont utilisé des sons de chambre et d’autres textures remplies de vibrations comme éléments essentiels de leurs enregistrements. « Cette chanson a eu un grand impact sur moi », a déclaré Waits à propos de « I Just Want To See His Face ». « J’ai surtout appris à chanter dans ce haut falsetto, comme Mick Jagger… Mais ce n’est qu’un arbre de vie. Ce disque est un vrai abreuvoir. Keith Richards joue comme un fou. Il y a le Checkerboard Lounge partout ».
[1] “Tom Waits – ‘It’s perfect madness’” – The Guardian – Bill Hicks – 20/03/2005
Let It Loose
Encore une chanson dont la période de gestation fut assez longue. Commencée en juin 1970 aux « Olympic Sound Studios » elle a « mijotée » à Nellcôte pour être achevée et mixée à Los Angeles début 1972. « Let It Loose » nous plonge dans les profondeurs de la Soul et du Gospel avec un fervent sentiment religieux[1]. Une partie des paroles a été reprise de la chanson « Man of Constant Sorrow ». Mick Jagger a été interrogé sur le contenu lyrique de cette chanson[2] ; il a répondu : « Je pense que c’est Keith qui l’a écrite, en fait. C’est une chanson très bizarre et difficile. J’avais une tout autre série de paroles pour cette chanson, mais elles se sont perdues. Je ne pense pas que cette chanson ait un semblant de sens. C’est une de ces chansons décousues. Je n’ai pas vraiment compris de quoi il s’agissait. » Cependant, dans le même article, Richards déclare : « Je ne prendrais jamais au sérieux les souvenirs de Mick ».
« Let It Loose » est l’une des plus belles chansons d' »Exile », et du canon des Rolling Stones en général. Comme beaucoup de grandes chansons, elle semble tirer son inspiration lyrique de plus d’une source. Après avoir commencé par un plan de guitare étonnant de Keith Richards, un riff en arpège qui passe par un haut-parleur d’orgue « Leslie », Mick Jagger entame ce qui semble être un dialogue : « Qui est cette femme à votre bras… et je suis branché sur ce qu’elle va faire / Donnez-lui juste un mois ou deux ». Comme dans quelques chansons de « Exile », Mick fait preuve de prudence et d’inquiétude pour un ami, un ami qui ressemble étrangement à Keith. Après ces premières lignes, le narrateur semble basculer vers l’autre personne. C’est peut-être un dialogue interne : « J’en ai eu plus que je ne pouvais en mâcher »/ Et je savais, oui je savais où je voulais en venir », et « Elle est arrivée juste à temps/Je ne peux pas résister à une réplique cucul ». Il se pourrait même que Mick donne la parole à Keith, peut-être une phrase que Keith a écrite, inquiet que Jagger s’envole pour être avec Bianca et perturbe le flux créatif.
Mick offre l’une de ses performances les plus étonnantes sur cette chanson. Sa voix est remarquablement sincère, il fait traîner les mots comme si chaque ligne le déchargeait d’un poids supplémentaire. Sur un disque qui présente certaines de ses performances les plus honnêtes, il semble complètement sans artifice ici, sans aucun semblant de masque ou de personnage, comme s’il chantait un texte confessionnel tiré de son expérience personnelle.
L’ambiance de « famille dysfonctionnelle » dont Mick Taylor et Anita Pallenberg ont parlé était à son comble lors des sessions à Nellcôte, avec des jalousies et des inquiétudes quant à l’effet des étrangers, y compris les femmes, sur les relations au sein du « gang » qu’étaient les Stones. Sur « Let Il loose », nous avons l’impression d’assister à une conversation fraternelle entre Mick et Keith, bien qu’il soit peu probable que de tels mots aient été prononcés entre les deux « Glimmer Twins ». On dit souvent qu’un groupe est comme un mariage, mais d’après mon expérience, il est plus proche de celui d’une fratrie, rivalité incluse. Les mariages et les relations « amoureuses » peuvent, en fait, être les forces stabilisatrices dont les individus ont besoin pour se protéger de la tempête des tensions au sein de la bande.
Il est intéressant que cette chanson soit quelque peu enterrée au milieu d' »Exile », la seule attention supplémentaire qu’elle reçoit est son placement plus près de la face la plus sombre et la plus énigmatique (face trois) de l’incarnation vinyle de l’album. La production ressemble une fois de plus à l’enregistrement en sous-sol d' »Exile », avec des traces vocales fantomatiques laissées lors du repérage, ainsi que des sifflets et des chants hors micro qui s’échappent des micros ouverts, comme s’ils provenaient d’autres pièces, ce qui ajoute à l’atmosphère dense et stratifiée et à l’impression de direct du morceau. Mais il a apparemment été enregistré aux Olympic Sound Studio de Londres.
L’arrangement permet à l’ensemble de se construire et de respirer sur le morceau de 5:18 minutes. Jagger s’écarte pendant une minute entière au milieu de la chanson pour permettre un breakdown luxuriant et intimement silencieux, avec les chanteurs de gospel, un groupe de vétérans professionnels du studio réunis par et incluant Dr. John, et Tamyia Lynn (mal orthographiée « Tammi » sur le disque). « Ce que Mick voulait, c’était cette sensation de funk, cette vraie sensation d’église honnête », dit Tamiya Lynn. « Il appréciait la musique noire, et il l’a dit ouvertement, alors ça n’avait plus rien à voir. Nous savions qu’il avait une affinité avec le blues et ses origines. Wilson Pickett est clairement sorti d’une église, d’une expérience noire. Mick est né d’un respect pour l’expérience noire ou la musique noire. La grandeur vient de l’esprit ». L’ensemble de « backing vocals » comprend également Shirley Goodman, qui a connu des succès dans les années 50 avec « Let the Good Times Roll » et dans les années 70 avec le morceau disco « Shame, Shame, Shame ».
La partition de guitare de Keith est mise en avant et Nicky Hopkins (qui a quelques lignes de « cordes » au Mellotron que l’on entend dans l’introduction) revenant avec quelques « trilles » country et gospel bien choisis. Charlie fait claquer un « fill » de tom-tom allongé et un « back-up » typiquement magnifique jusqu’au climax. On peut dire avec certitude que c’est Bill Wyman à la basse, car la partie est effectivement simple, composée presque entièrement de demi notes, pas d’enchaînements, avec une note à environ 2:33 qui semble être une erreur à moitié corrigée qui a été laissée.
Mis à part quelques marmonnements « sotto vocce « et quelques cris d’encouragement, Jagger revient pour de bon à la troisième minute et semble enflammé et poussé par l’ensemble. « Cache l’interrupteur et éteins la lumière, ne l’éteindras-tu pas ? » demande-t-il, en opposition à l’autre grand opus gospel de l’album, » Shine a Light « . Dans l’une des lignes les plus saisissantes de Mick, il semble profondément blessé par l’impossibilité qui se dessine : « Peut-être que tes amis pensent que je suis juste un étranger / Ton visage que je ne verrai plus jamais ». Il s’en prend aux choristes, mais finit par céder au chœur, complètement brisé, en leur laissant une chance de salut. C’est un moment qui semble divin, alors que les voix s’éteignent. En écoutant l’édition vinyle, on est reconnaissant pour la pause qui est offerte à la fin de la face. L’auditeur a presque besoin d’un moment de méditation pour se recueillir avant l’assaut de la dernière ligne droite de l’album qui commence avec le morceau suivant, « All Down The Line ».
Dr John se plaignait amèrement du manque de crédit que les Stones avaient accordé aux musiciens très talentueux qu’il avait amenés aux sessions de Los Angeles. Sur « Sweet Black Angel », les marimbas sont crédités à « Amyl Nitrate », ce qui, selon Dr John, aurait dû être attribué au percussionniste Richard Washington. Tammy Lynn se souvient avec plus de tendresse de la session qui a duré toute la nuit, la décrivant un quart de siècle plus tard comme très libre, très créative, très artistique. Elle ajoute : « Quand vous faites de la musique, vous ne savez pas que vous faites l’histoire. Vous y allez pour vous amuser, vous passez la nuit et vous faites la fête ». L’impression qu’elle garde de Richards est celle d’un joueur discrètement ouvert, absolument honnête et même humble, ce qui n’a rien à voir avec une superstar. Tammi Lyn[3] dira plus tard de Keith Richards : « Keith est un type très humain….C’est un fabuleux musicien et il est conscient qu’il a eu une vie de bas et de haut, ce qui a fait de lui un meilleur homme ».
Apparemment très appréciée par le metteur en scène Martin Scorsese, qui a entre-autre réalisé le documentaire sur les Stones « Shine A Light » en 2006, « Let It Loose » apparait sur la bande originale du film « The Departed »[4] – Les Infiltrés, un film avec Leonardo Di Caprio, réalisé la même année que la sortie du documentaire. «Let It Loose » n’a jamais été joué en concert.
[1] “Deepest Cut: The Rolling Stones’ “Let It Loose” from 1972’s Exile On Main St.” – Gibson.com – Russell Hall – 20/02/2008
[2] Uncut 2010 à trouver
[3] “The Rolling Stones – It’s Only Rock’n’roll: Song By Song” – Steve Appleford – Carlton Books – 1997
[4] “Scorsese elevates ‘The Departed’ soundtrack” – The Observer – Brian Doxtader – 14/11/2006
All Down The Line
La face-B du single « Happy » est originaire d’un version acoustique jouée à Stargroves en 1969, pour être retravaillée à Nellcôte, puis être finalisée près de 3 ans après sa création dans les « Sunset Sound Studios » de Los Angeles. C’est la troisième chanson par ordre chronologique de l’album dont les droits sont perçus par ABKCO, la société » d’Allen Klein.
Au cas où vous auriez commencé à vous perdre dans les profondeurs obscures de la troisième face et à vous laisser abattre par la lourde émotion transmise par le groupe sur « Let It Loose », « All Down The Line » est là pour vous gifler et vous remettre debout, ouvrant la quatrième face avec le même assaut hard rock foudroyant que « Rocks Off » et « Happy », deux des ouvertures des autres faces. Il est étonnant que « All Down The Line » sonne aussi fort. L’existence de nombreuses prises ratées suggèrent que c’était une chanson avec laquelle le groupe avait beaucoup de mal.
Tout le groupe est là, et c’est une satisfaction pour l’âme d’entendre la section rythmique stellaire de Bill Wyman qui joue une ligne de basse régulière en huit notes à l’intérieur du « backbeat » dur et typiquement crispant de Charlie Watts. L’intro, jouée sans basse, a un peu de cette vibration de « Honky Tonk Women », avec juste un peu de la tension qui accompagne l’attente du reste du groupe. La pochette de l’album et certaines autres sources mentionnent que Bill Plummer joue également de la contrebasse sur ce morceau, mais nous ne l’entendons nulle part. Wyman est ici férocement puissant, se contentant de rester sur les notes de base jusqu’au refrain. De plus, nous avons cette percussion implacable des Stones du début des années 70 de Jimmy Miller, qui secoue si fort que vous devez vous secouer aussi. Mick Jagger a déclaré que son souhait était que les gens dansent, et non qu’ils pensent, en écoutant « Exile ».
La véritable star ici, cependant, est Mick Taylor, qui contribue à l’instrumentation la plus distinctive avec sa partie de slide rapide. Il a droit à l’un des rares solos réels de ce disque expansif. Les pistes de guitare sont très proéminentes dans le mixage, Keith menant le groupe avec sa caractéristique cinq-cordes en Open-G, jouant des suspensions martelées légèrement derrière le rythme. Les cuivres ponctuent une fois de plus les débats avec un punch de Memphis qui fait monter en flèche les notes pendant la « coda » « Oh Won’t You Be My Little Baby for a Xhile ». La chanson présente l’un des tableaux de cuivres les plus inventifs de l’album. Nicky Hopkins martèle l’une de ses parties typiques de rock’n’roll « barrelhouse », mais avec tout le reste à fond, il a du mal à se faire entendre.
Jagger, qui fait également tout ce qu’il peut pour se faire entendre, a rebondi et s’est complètement remis des profondeurs dans lesquelles il a plongé sur « Let It Loose ». Il est de retour aux hurlements de fou de la première face, ressemblant au personnage de « hillbilly » sauvage de « Rip This Joint », hurlant des cris de rebelle alors qu’il descend les routes de campagne vers le prochain relais routier. Bien qu’il ait besoin d’une « fille sanctifiée avec un esprit sanctifié », il trouve le salut cette fois-ci en « cassant une autre bouteille », offrant à nouveau un mélange séduisant de sacré et de profane que seul le bon rock’n’roll peut fournir.
Mick chante et crie pendant la majeure partie de la chanson, comme s’il entendait par-dessus le mixage. Ici, il n’est qu’un instrument parmi d’autres dans le groupe, légèrement au-dessus des cuivres et faisant même presque partie de la section des cuivres, surtout à la fin, où ses improvisations pourraient aussi bien être un solo de saxophone de Bobby Keys. L’urgence est palpable dans le timbre de ses cordes vocales tendues, en particulier sur les lignes « Keep the motor running, yeah ! », beaucoup de ces lignes sont ponctuées d’ «ad-libs » étrangers similaires. Il hurle le solo de slide de Mick Taylor, ressemblant à une guitare distordue ou à un saxophone guttural, augmentant le volume jusqu’à ce qu’il crache la ligne « Well, open up and swallow, yeah, yeah !/Bust, bust, buts another bottle, yeah ! ». Le refrain est un gratifiant appel-réponse entre Jagger et les choristes, dont Kathis McDonald, qui avait été portée à l’attention des Stones par Leon Russel. Elle est presque aussi présente que Mick, surtout sur la coda. C’est son solo à environ 1:49. Ensemble, ils sonnent comme la Ike and Tina Turner Revue à pleine vitesse.
« All Down The Line » a faille sortir en 45 tours sur proposition de Mick, mais ses potes l’on convaincu que « son » cauchemardesque « Tumbling Dice » serait mieux approprié. « All Down The Line » a été jouée de nombreuses fois en concert, à peu près au cours de chaque tournée des Stones. En 2021, au cours de la dernière partie de la tournée « No Filter », la chanson a été jouée à au SoFI stadium d’Inglewood (LA) là où s’est tenue la finale du dernier Superbowl, le 13 février 2022.
Une version live de la chanson datant de mai 1995 est parue en face B du single « Like a Rolling Stone » (Live) faisant la promotion de l’album « Stripped ». Une version de 2006 a été capturée pour le documentaire du concert « Shine a Light » et l’album de la bande originale qui l’accompagne. Malgré la popularité de « All Down the Line » en tant que chanson live, ce fut sa première apparition sur un album live officiel. Une version « live » de mars 2016 a été incluse en tant que piste bonus sur « Havana Moon », le concert des Stones à Cuba,, bien qu’elle ne soit pas apparue dans le film du même nom.
Les performances « live » de juin 1972 et novembre 1981 ont été incluses dans les films de concert « Ladies and Gentlemen : The Rolling Stones » et « Let’s Spend the Night Together ».
Une version « électrique » de « All Down The Line » est disponible uniquement sur la version japonaise du CD bonus. Mais les collectionneurs ont dû faire vite pour se procurer ce téléchargement gratuit sur Internet, disponible uniquement sur amazon.co.uk, car il n’a duré qu’une semaine. Sinon, ils pouvaient acheter la version japonaise de la réédition de l’album « Exile » contenant ce morceau. Elle n’avait jamais été entendue auparavant et comportait des paroles inachevées très différentes avec des voix criées. Le style de la chanson était presque country, avec des guitares qui se frayaient un chemin plutôt que de glisser et un piano très présent.
Une version demo du morceau de 1969 est disponible sur YouTube[1].
[1] https://www.youtube.com/watch?v=IbRIRSudED4
Stop Breaking Down
Un blues glissant à la Robert Johnson avec Jagger à la guitare et un méchant harmonica, « Stop Breaking Down » est l’une des deux ou trois chansons d' »Exile » qui ne met pas en vedette Keith Richards, en fonction de celui qui joue du piano sur « I Just Want To See His Face ». « Keith était en charge et a tiré toutes les chansons », a expliqué Mick Taylor. « Il était le principal artisan de l’enregistrement d' »Exile »….. Cela dit, la hiérarchie du pouvoir n’a jamais été aussi nette, c’était l’idée de Mick de reprendre Slim Harpo « Shake Your Hips » et Robert Johnson « Stop Breaking Down ».
Ce titre est un reliquat des sessions de l’Olympic Sound Studios en 1970, et Mick « I know I play bad guitar » Jagger fait un joli « chunka-chunk » rythmique sur sa guitare électrique, tandis que Mick Taylor brille à la guitare slide. L’un des rares autres éléments distinctifs de « Stop Breaking Down » est la présence rare de Ian Stewart, qui nous offre une version plus blues de cette œuvre boogie-woogie. Son timing rythmique swingue impeccablement.
Comme c’est le cas pour de nombreux morceaux de blues à douze mesures qui pourraient être des versions de groupes de bars sans intérêt, c’est la performance vocale imposante de Mick Jagger qui rend la chanson digne de plus d’une ou deux écoutes. Jagger chante en direct, du moins pour une partie du morceau, en dirigeant le groupe à travers le même microphone, via un amplificateur, qu’il utilise pour son harmonica, donc quelque peu distordu et déformé. On peut l’entendre crier « one more time » sur les douze avant-dernières mesures, avec des huées et des bols réverbérant à travers l’écho de la bande magnétique au son ancien.
Ce titre démontre une fois de plus que les Stone maîtrisent le genre qui a lancé leur carrière dans la banlieue de Londres dix ans auparavant. Et il est bien placé en tant que morceau de remplissage qui donne un peu d’air entre le féroce « All Down The Line » et la soul profond de « Shine A Light ». « Stop Breaking Down » sonne comme un moment exceptionnel où le groupe est revenu à un ancien morceau pour étoffer le disque.
La chanson originale « Stop Breaking Down Blues », a été enregistrée par Robert Johnson, en 1937 et sera reprise en 1945 par Sonny Boy Williamson, par Baby Boy Warren en 1954.
« Stop Breaking Down Blues », ainsi que « Love in Vain » (de l’album « Let It Bleed » ont fait l’objet d’un procès concernant les droits d’auteur. En 2000, le tribunal a jugé que les chansons n’étaient pas dans le domaine public et que le titre légal appartenait à la succession de Robert Johnson et à ses successeurs. Le procès opposait ABKCO aux détenteurs des droits de ces deux chansons[1]. Finalement, « Stop Breaking Down » est donc la quatrième des cinq chansons de l’album dont les droits échappent aux Rolling Stones.
La seule version « live » de la chanson par les Rolling Stones (avec Robert Cray à la guitare slide et au chant) figure sur leur DVD du concert « The Rolling Stones : Voodoo Lounge Live », la chanson ayant été interprétée à 10 reprises en 1995[2], durant la tournée européenne de « Voodoo Lounge », mais plus depuis lors.
Et voici la version originale « Stop Breaking Down Blues » de Robert Johnson.[3]
[1] http://ftp.resource.org/courts.gov/c/F3/217/217.F3d.684.98-56145.html
[2] https://www.setlist.fm/stats/the-rolling-stones-bd6ad22.html?tour=63d6d607
[3] https://www.youtube.com/watch?v=NMD9wUWpKsA
""Stop Breaking Down Blues" - enregistré par Robert Johnson en 1937
Shine A Light
Voici encore un morceau échappé des « Olympic Sound Studios », mais de manière bien antérieure aux réalisations de « Let It Bleed » ou encore de « Sticky Fingers », puisque la chanson est une composition conjointe entre Mick Jagger et Leon Russell[1] enregistrée avec des paroles différentes sous le nom « Get A Line On You »[2][3]. Les paroles de la version originale auraient été écrites par Mick Jagger en 1968, à l’époque où Brian Jones faisait encore partie des Rolling Stones. La chanson parlait à ce moment des problèmes d’addiction à la drogue de Brian et de son détachement du groupe : « Le visage souriant et la larme à l’œil », « Les bijoux berbères qui cliquettent dans la rue », «Bourré dans la ruelle avec des vêtements déchirés ».
En septembre et octobre 1969, Charlie Watts et Bill Wyman se sont joints à Leon Russell qui enregistrait son second album avec Glyn Johns comme ingénieur du son. Leon était surtout connu comme musicien de studio qui avait enregistré avec des célébrités comme Jerry Lee Lewis et Phil Spector. Avec Ringo Starr à la batterie et avec la voix de Mick Jagger, Russel enregistre « (Can’t Seem To) Get A Line On You ». Au cours de l’une des prises, on peut entendre Mick s’exclamer « that was quite nice ». Il est certain qu’après avoir écouté la version « Exile », les lignes de « May the good Lord flash a ligh on you » semblent très différentes. Les sections ralenties semblent très calmes par rapport à la version gospel. Le joueur de guitare slide était probablement Mick Taylor mais il n’est pas défini.
Après la mort de Jones en 1969, ce gospel refait surface. Après avoir été révisée par Jagger, elle a été enregistrée à nouveau en juillet 1970 sous le titre « Shine a Light ». Un troisième enregistrement aux « Olympic Sound Studios » de Londres en décembre 1971 a donné lieu à la version finale de la chanson publiée sur l’album.
Le titre est enregistré comme un morceau presque solo de Jagger, avec Mick Taylor jouant une partie de basse très « groovy », étant le seul autre membre des Rolling Stone sur l’enregistrement (selon certaines sources ce serait finalement Bill Wyman qui y joue de la basse). Il est peut-être révélateur que Keith ne fasse aucune apparition sur le morceau. « Shine A Light » commence par un son éthéré, une guitare que l’on doigte, à travers une machine à écho à bande. C’est la guitare de Mick Taylor qui entre en scène à la minute près. Encore une fois, nous avons un peu de bruit étranger qui ajoute un sens énigmatique de l’atmosphère et de la texture sur la production multi-couches.
Jimmy Miller est à la batterie, et Billy Preston est l’homme principal, avec un orgue et un piano. Preston, qui a joué le solo impressionnant de « I Got The Blues » sur « Sticky Fingers », avait ce côté gospel, que Nicky n’avait pas, a déclaré Andy Johns. Bien qu’il n’y ait aucun doute que Preston était un plus authentique joueur de gospel, Nicky Hopkins a fait des progrès remarquables depuis ses derniers jours avec les Stones, comme le prouve « Exile ».
Les Stones avaient déjà fait quelques essais de gospel sur « Beggar’s Banquet » avec « Salt Of The Earth », et « You Can’t Always get What You Want » de « Let It Bleed ». Mais il s’agissait dans les deux cas de « bâtardisation » du genre, chacune fonctionnant à son propre niveau, mais aucune ne pouvant être considérée comme proche de l’authentique.
Preston pose les accords de piano de base sur l’introduction de « Shine A Light » et Mick Jagger commence sa complainte : « Saw you stretched out in room ten-oh-nine with a smile on your face and a tear right in your eye » (Je t’ai vu allongé dans la chambre à 10h09 avec un sourire sur le visage et une larme à l’œil). S’il y avait un doute à propos du sujet des paroles de Jagger sur certains des premiers morceaux de l’album, il est clair comme de l’eau de roche sur « Shine A Light ». À première vue, la chanson parle ostensiblement d’une fêtarde, mais après un examen plus approfondi et dans le contexte du disque, il semble qu’il s’agisse de la chanson la plus manifeste de Mick « Worried about you » « Exile » pour Keith. Comme on l’a dit, ces chansons n’ont pas commencé ou fini sur « Exile On Main Street » : « Worried About You », « Waiting On A Friend », « Sway », « Live With Me », il y a une litanie de chansons qui font des références explicites ou passagères à Keith et à sa relation avec Mick. Les auteurs-compositeurs trouvent leur inspiration dans les conflits émotionnels, et peu de choses provoquent autant de bouleversements émotionnels qu’un partenariat créatif où la rivalité entre frères et sœurs est permanente.
Il y a eu un certain degré de « factionnalisme » dans les Stones presque depuis le premier jour, mais une nouvelle ère a été inaugurée avec la réalisation d' »Exile », une ère qui a trouvé Jagger et Richards le plus souvent dans des cours séparées.
Semblant déplorer les parasites souvent miteux dans l’orbite de Keith, Mick chante « Your late night friends will leave you in the cold gray down », et « Just seen too many flies on you/ I just can’t brush ’em off ». Le thème de la décadence est en plein essor sur cette chanson. Mick offre une perspective sombre de l’avenir de son ami. Pour Mick, ou du moins son protagoniste, ce sentiment n’est rien de moins qu’une question de vie ou de mort. Pourtant, il n’y a aucune urgence dans sa voix ; l’interprétation est celle d’une acceptation lasse et, pour la plupart, d’un désespoir. Jusqu’au refrain, où Mick semble prier pour (et trouver) la lumière d’une puissance supérieure. La chanson est une étude de l’obscurité et de la lumière, avec des couplets lents, mélancoliques et endeuillés et un refrain qui frise la gaieté. La partie de piano staccato de Preston et le changement de ton de Jagger au chant sont les principaux responsables du changement d’humeur de la chanson entre le couplet et le refrain. Jimmy Miller passe d’un rythme clairsemé et inventif dans le couplet à un rythme soutenu dans le refrain. La section rythmique bizarre de Miller et de Mick Taylor à la basse se transforme en un groove R&B pour le refrain.
Les excellents choristes, rassemblés en partie par Preston, Clydie King, Jesse Kirkland, Joe Green et Venetta Field, aident considérablement à la cause. À la fin du refrain, dans une section que l’on pourrait qualifier de réintroduction, les voix des choristes sont également filtrées par un haut-parleur Leslie, ce qui a pour effet de les fondre dans l’orgue. Une telle attention portée aux détails texturaux, également illustrée par la proéminence des voix fantômes provenant de prises de Jagger restantes, ajoute à l’aspect spatial obsédant du disque.
Tout comme son prédécesseur « Stop Breaking Down », « Shine A Light” a été essentiellement populaire dans la « setlist » des Stones en 1995, lors de la tournée « Voodoo Lounge » mais également au cours de la tournée « Bridges To Babylon » en 1997 puis au cours de « A Bigger Bang » entre 2005 et 2007. « Shine A Light » apparait sur le DVD de « Shine A Light », réalisé par Martin Scorsese au Beacon Theatre de New York en novembre 2006.
Les droits d’auteurs de « Shine A Light » vont dans la poche d’ABKCO. C’est le cinquième et dernier morceau des Stones dont les royalties ont été légalement réquisitionnés par Allen Klein.
[1] https://www.youtube.com/watch?v=0727vNKB70Q
[2] “«The Rolling Stones – Complete Recording Sessions 1962-2012 “ – Martin Elliot – 2012 – Cherry Red Books”
"Get A Line On You" - version 1968 enregistrée avec Leon Russell
Soul Survivor
La guitare principale de Mick Taylor reprend sur « Soul Survivor » où il joue de la slide « bottleneck » pendant que Keith Richards fournit une base rythmique dans le style open-G et rajoute une ligne de basse et un lead fuzzé. Nicky Hopkins est à la manœuvre, prenant un rôle de premier plan sur ce qui est un morceau très orienté guitare et piano. Le groupe enregistrait dans les entrailles de la maison, Mick Jagger faisant parfois les répétitions dans les toilettes, tandis que le piano et l’orgue de Nicky étaient installés dans une pièce au rez-de-chaussée, ce qui n’est pas le meilleur arrangement pour un groupe. Une première version instrumentale existe également. « Soul Survivor » a été enregistré à Nellcôte durant l’été 1971.
Lester Bangs fait remarquer que « Exile On Main Street » est en grande partie consacré à la survie des victimes[1]. Comme nous l’avons vu, ces thèmes sont facilement entendus sur le disque, et c’est pourquoi « Soul Survivor » pourrait en fait être la façon parfaite de terminer l’album. C’est une chanson accrocheuse, mais elle semble presque être un modèle pour les Stones, indiquant la formule qu’ils épuiseront pour les prochains disques. Le riff en Open-G, surtout en tant que coda sur laquelle Jagger improvise, est devenu prototypique de Keith Richards, qui semble s’y être coincé par moments. Au premier abord, la chanson semble être une façon anti-climatique de terminer le disque.
Littéralement, « Soul Survivor » , « âme en sursis » raconte les derniers instants de marins dont le frêle esquif se dirige vers les rochers. Mais ensuite si on jette un d’œil détaillé aux paroles, on se demande s’il n’y a pas un grand dessein derrière tout cela, jusqu’à l’enchaînement des chansons, au-delà des regroupements comme la face deux, plus acoustique, du « côté country ». Non, il semble y avoir un certain degré d’organisation symétrique, dès la salve d’ouverture de « Rocks Off » jusqu’à la conclusion de l’album. Chaque ligne de « Soul Survivor » semble être faite sur mesure pour exprimer les sentiments d’aliénation de Jagger sous le régime de Keith.
Ah ah ! Oui, quand tu hisses tes couleurs
Je perds de mon assurance
Tu m’as fait plier bagage
J’embarquerai comme passager clandestin, ouais
Tu me pousses à la mutinerie
Là où tu es, moi j’y serai pas
Tu vas me faire mourir, ouais
C’est un étonnant aveu d’humilité, jusqu’à ce que Mick Jagger déclare qu’il sera le « survivant de l’âme », un jeu de mots astucieux pour désigner cette forme particulière du seul survivant : un survivant dans un groupe de soul. La voix de Mick passe brusquement de la présence compatissante d’un saint à celle du vainqueur d’une lutte micro-darwinienne.
Malgré toute son imagination nautique, « Soul Survivor » sonne comme un coup de semonce contre le bon navire des Stones, avec Jagger qui « fait ses bagages ». Mick a l’air d’être passé de l’inquiétude pour Keith à l’inquiétude pour lui-même. L’enchaînement de l’album, maintenant que nous en sommes à la fin, semble calculé avec un sens parfait de l’équilibre et de la structure, du moins du point de vue des paroles. Musicalement, il serait utile que « Soul Survivor » soit un rocker au même titre que « Happy », mais sa coda de type « Street Fighting Man » est une bonne façon de terminer l’album. Le thème du film de pirates n’est plus qu’une métaphore stupide à la fin de la chanson, mais il s’inscrit dans la lignée des autres références cinématographiques d' »Exile », « Dietrich movie » et les photos de la pochette de l’album d’une Joan Crawford hurlante et de salles de cinéma. On sait rarement si Mick chante des chansons sur lui-même, sur les autres membres du groupe, sur les femmes ou sur personne en particulier.
On pourrait également imaginer que Keith soit le « Soul Survivor », étant donné les nombreuses aventures qu’il a connues avec son hors-bord « Mandrax ». Il prenait souvent la mer avec son fils Marlon et ignorait régulièrement les avis de prudence les plus élémentaires, à tel point qu’à plusieurs reprises il a du être secouru de justesse par des marins-pêcheurs ou des garde-côtes, le plus souvent parce qu’il était tombé en panne d’essence.
Le morceau n’a jamais été joué en concert par les Stones.
[1] « Revisiting ‘Main St.,’ Rethinking the Myth” – The New York Times – Ben Ratliff – 19/05/2010