La Pochette de l'album

Pochette initiale: les 5 dés

The "Big Yawn" par Peter Webb

"Freaks" billboards

Il arrive que certaines images en disent encore plus que des chansons. A ce propos, la pochette d’« Exile On Main Street » est sans nul doute la plus « vocale ». La conception de la pochette dans le cadre du projet « Tropical Disease », aboutira à la création d’une couverture à 4 faces contenant 235 photos qui atterrira dans les « bacs » en mai 1972 sous le nom d’« Exile On Main Street ». C’est Charlie Watts, graphiste de formation dans sa vie « d’avant», qui initie le développement du matériel artistique destiné à l’« emballage » du prochain album. Il contacte Man Ray[1], un artiste et photographe âgé de 82 ans qui est appelé à réaliser et à développer une pochette en forme de dé, basé sur le titre « Tumbling Dice », chacun des points du chiffre 5 reprenant les photos des 5 membres des Rolling Stones. Les photos sont issues de la pochette intérieure « The Big Yawn»[2], de l’album « Sticky Fingers », prises par Peter Webb.

Marshall Chess se permettra d’écrire aux Rolling Stones à propos de la conception de la pochette de ce nouvel album qui succèdera à la très originale fermeture éclair de « Sticky Fingers », qui n’est pas encore sorti à ce moment-là. Il écrit[3] : « j’espère qu’, avant votre départ pour les Etats-Unis, Man Ray vous aura rencontrés et sera venu avec quelques idées. Mick m’a dit qu’il avait changé son tarif, et était passé de 1.000$ dont il m’avait parlé, à 5.000$ pour la prochaine pochette de l’album des Stones. Il est évident que les gens lui ont dit qu’il pouvait tirer plus d’argent des Rolling Stones »….Les Rolling Stones décideront de se passer de la proposition de Man Ray et son projet finira dans la galerie des pochettes qui n’ont jamais vu le jour.

Mais en ce début 1972 à Los Angeles, c’est surtout la création musicale qui monopolise la plus grosse partie du temps et de l’énergie des Stones. La création de la nouvelle pochette se fera comme d’habitude dans la plus grande des urgences, d’autant plus que le projet de Man Ray a été rejeté. Mick Jagger cherche une création qui reflète l’esprit « hors-la-loi en fuite » des Stones utilisant le blues comme leur seule arme à l’assaut du monde, mettant en évidence un sentiment d’isolement face à un avenir effrayant et incertain. C’est John Van Hamersveld qui va s’en charger.

John Van Hamersveld[4] se fait un nom en 1966 en concevant l’affiche du documentaire sur le surf « Endless Summer », puis acquiert sa notoriété par ses réalisations de posters et de packagings pour Jimmy Hendrix, pour sa contribution artistique au « Magical Mystery Tour » des Beatles et pour la conception de la pochette de l’album « Crown of Creation » de Jefferson Airplane. Il est approché par l’assistante de Mick Jagger, Chris O’Dell qui avait déjà rencontré John Van Hamersveld quelques années plus tôt à Londres, lorsqu’elle travaillait chez Apple Records pour les Beatles, Chris insiste auprès de Mick de l’urgence de réaliser la pochette du disque. Pendant ce temps, les Stones terminent le mixage de l’album qui devrait s’appeler simplement « Exile », dans les studios « Sunset Sound Studios » de Los Angeles. Ils confient à Chris, la tâche d’organiser la réalisation de la pochette et le livret de recueil de chansons du nouvel album. Le petit ami de Chris O’Dell, ancien road manager du groupe « The Band » ainsi que le producteur du futur film « Mean Streets » avec Robert De Niro, recommandent à John Van Hamersvled de s’adresser au photographe Robert Franck connu pour son oeuvre « The Americans », un livre qui regroupe 83 photos de portraits représente les différentes classes sociales de la société américaine. « Charlie et moi, on faisait le tour des librairies à L.A » raconte Mick Jagger. « On achetait des livres sur la photo. Charlie aimait beaucoup Robert Frank. Robert était parfait, c’était une figure emblématique des années 50-60. On envisageait de faire une photo des Rolling Stones dans le pur style de Robert Frank. Mais Robert n’était pas du même avis. Il préférait utiliser le format Super 8. Alors, on a tenté le coup ». Charlie rajoute : « son œil capte des détails qui échappent à notre regard. Quand il a terminé le résultat était fabuleux ».

John Van Hamersveld se fait d’abord introduire par un ami, auprès de Norman Seeff, le directeur artistique et photographique de « United Artists and Blue Notes Records» qui a travaillé pour Bob Dylan. « J’avais de bonnes connaissances artistiques que j’avais acquises à l’école d’Art, et j’étais capable de les appliquer dans mon travail. Je savais dessiner, j’avais des connaissances en typographie, en impression et en édition depuis que j’avais réalisé des posters dans les années 60 », raconte Van Hamersveld. « Après avoir rencontré Norman, nous avons commencé notre relation professionnelle créative de pochettes d’albums. Norman avait près de 65 projets en chantier la première année et on a donc mis en place un procédé de création de pochettes et de packaging pour des groupes de musique rock ».

La première réunion avec les Stones a lieu le 23 février 1972 à Bel-Air[5], dans la maison que Mick Jagger occupe à Los Angeles. Mick Jagger est accompagné de Chris. « A ce moment je ne savais pas qu’il s’agissait de l’album « Exile On Main Street » explique Van Hamersveld. « J’étais assis sur une couverture de style Perse, regardant Mick droit dans les yeux, pendant qu’il étendait ses mains pâles, douces, abîmées par un style de vie confortable, de décadence et de privilégié. Puis on s’est mis à table pour dîner, avec Mick qui installait les convives. On me demande de m’asseoir à côté de Mick et de Marshall Chess. Pendant ce temps Norman Seeff prend des photos du groupe. Keith assis dans un fauteuil en face de moi me fixe du regard, des lunettes solaires sur le nez et un joint à la bouche. Il a l’air en pleine forme, superbe et reposé ». Il continue : « A ma surprise, Robert Frank avait été invité. Il a pénétré dans la pièce, une caméra vidéo super 8 à la main. Mick Jagger et moi, on s’est mis à rire et je me suis dit : « c’est une journée très branchée ». Je connaissais Robert d’une réunion qu’on avait eu en 1968. Il est décidé que ce serait Robert Franck qui leur ferait le concept de la totalité du design de l’album, la couverture, le dos, l’envers des couvertures, ainsi que les pochettes intérieures dans lesquelles les vinyles sont insérés. Puis c’est au tour de Charlie Watts de prendre la parole : « on veut une couverture qui est une sorte de combinaison de livres qu’on obtient en retirant les disques de leur pochette ». A ce moment, Mick interfère dans la discussion : « on s’imaginait que ce serait un photographe des Rolling Stones ». Puis c’est au tour de Robert Franck d’interrompre Mick en s’opposant à son idée. Il veut utiliser une caméra super 8 dont il extrairait les photos. Robert emmène Mick et les Stones, dans le centre de Los Angeles, dans les quartiers miteux de « Main Street », pour les filmer. Les prises sont réalisées entre le bloc 500 de Main Street et le bloc 100 sur la 5th East Street. Alors qu’à ce moment l’album devait encore s’appeler « Exile », la séance de prise de vue contribuera à changer son nom en « Exile On Main Street »

« A la demande de Marshall, Norman et moi participons à une nouvelle réunion le lendemain » souligne John. « Arrivés à la villa, on traverse la salle de séjour puis la salle à manger où sont attablés Mick, Keith et Marshall qui débute la réunion. Norman présente à Mick une pochette réalisée par un autre artiste. La couverture est présentée pour approbation à Mick, qui la rejette aussitôt. Puis Marshall me tend une photo prise il y a plusieurs années par Robert, appelée « Tattoo Parlor » issue d’un collage, bien que la photo elle-même n’en soit pas une. Mick assis à ma droite se tourne vers nous à la recherche de notre approbation, et j’acquiesce de la tête » répond John. « Et donc, cette fameuse composition photo deviendra la couverture extérieure de la pochette d’« Exile On Main Street ». Durant la réunion, Marshall demande à John à quoi serviront alors, les photos prises des Stones dans les rues de Los Angeles.

[1] https://iorr.org/albums/exile-on-main-st.pdf

[2] The Rolling Stones, Sticky Fingers – Big Yawn, (Album Insert) – San Fransisco Art Exchange – London, 1971

[3] “Rolling With The Stones” – Bill Wyman et Richard Havers – Dorling Kindersley – 2002

[4] « The Rolling Stones’ « Exile on Main Street », with artwork by John Van Hamersveld” – Rock Pop Gallery – 25/04/2008

[5] « The impact of John Van Hamersveld’s artwork on The Rolling Stones’ ‘Exile on Main Street”” – GoldeMine mag – Patrick Prince – 05/05/2010

Tattoo Parlor

Album photo "The Americans"

(g à d) Man Ray, Jeff Webb, Norman Seef, Chris O'Dell, John Van Hamersveld, Robert Frank, Marshall Chess

Mick Jagger émet l’idée de mettre en scène l’exil fiscal des Stones vers la France, un montage que Norman Seef s’empresse de mettre en place. On y voit des séquences avec Keith arrivant en dernière minute pour la séance, tout le monde ayant dû l’attendre. Il s’est amené avec sa chemise hors de son pantalon. Durant la session, Keith se casse la figure sur le matériel, provoquant un petit désastre qui compromet la suite du programme. Soudainement Keith prend la parole et dit : « fais-nous des cartes postales » en montrant les mains de cartes disposées en accordéon. Puis il perd à nouveau l’équilibre et tombe sur le tapis. Je m’exclame aussitôt vers Mick : « c’est une bonne idée ! ». Il approuve tandis que Marshall répond : « done ! ». « Mick et Marshall me passent une pile de photos réalisée par Robert Frank et je m’en retourne vers le bureau » raconte John. Il est finalement décidé que la pochette extérieure serait constituée du « Tattoo Parlor » et les pochettes intérieures de collages, mettent en scène les Rolling Stones.

« Arrivé au studio je me suis mis à écouter « Sympathy For The Devil » rajoute John. « Pendant que je réfléchissais comment réaliser la mise en page et le concept d’un packaging de style « pop-art ».  Je sélectionne une partie des photos de Robert Frank et je les organise comme me l’a demandé Mick. Jagger est un véritable artiste pop. Toutes les images sont en place, je suis satisfait de mon travail. Dès que la maison de disque approuve « Exile On main Street » la pochette pourra être produite. Ahmet Ertegun est l’autorité suprême d’Atlantic et lorsque notre réalisation lui a été mise devant les yeux, j’étais certain qu’il l’approuverait, bien qu’aux yeux de nombreuses personnes, certaines de ces photos soient moches, horribles, brutes, pas toujours très marrantes, ni humoristiques. Pour le commun des mortels et pour les critiques ces images ont été associées à la mise en place du look du mouvement punk. En 1984, John Lydon me dira : « la pochette d’Exile des Stones à servi l’image punk en 1975. On a utilisé ce type de graphisme pour communiquer notre message ».

Malgré que la pochette soit aussi parfaitement adaptée au contenu d’ « Exile », John Van Hamersveld dit qu’il n’a entendu aucun titre d’ « Exile » jusqu’à la toute fin de son processus créatif, lorsque Jagger lui a fait écouter une cassette dans le bureau de Norman Seeff. « Vous devez réaliser que tout cela est intuitif », dit John Van Hamersveld. « Chaque personne y apporte quelque chose. J’ai apporté quelque chose. Robert Frank a apporté quelque chose. Norman a apporté quelque chose. C’est Jagger qui a écrit à la main les titres et les crédits d’ « Exile », en utilisant des stylos et du papier que Van Hamersveld lui avait envoyés. « J’ai ensuite collé ces morceaux de papier, avec du ruban adhésif, et c’est ainsi que l’on obtient cet aspect brut. Ça ne vient pas d’un typographe – ça vient de Mick Jagger, avec un stylo à la main ».

La photo de la couverture de l’album, « Tattoo Parlor, 8th Avenue »[1], n’est peut-être pas prise dans un salon de tatouage mais bien dans un musée de Times Square à New York, le « Hubert’s Museum and Flea Circus », la photo du collage s’étant retrouvée dans un salon de tatouage, puis capturée plus tard, en 1958 par Frank Norman. Certaines des photos sont de qualité professionnelle, du monde du cirque ou de personnes qui ont joué au « Hubert’s Dime Museum ». L’identité de certaines d’entre elles sont par contre inconnues. Il y a 57 photos au total, dont certaines deviendront célèbres grâce aux panneaux d’affichages et aux T-Shirts qui en seront réalisés : « 3 ball Charlie », celle d’un artiste d’Humboldt de 1930, qui tient 3 balles dans sa bouche, une balle de golf, une balle de tennis et une balle de billard, « Congo The Jungle Creep »[2], le titre d’une pièce de théâtre dans laquelle un acteur haïtien porte une horrible perruque, des collants noirs, des peaux d’animaux sur le dos et d’un contorsionniste « the human corckscrew », le tire-bouchon humain.

 

La pochette arrière est composée durant le week-end du 25 au 27 février 1972 par John en majorité sur base des photos prises par Robert Frank durant les séquences de « Main Street ». Les photos sont classées par rangées. Sur la première rangée on voit Mick et Keith en studio, les autres sont prises en rue. Sur la deuxième rangée, on trouve le poster « Sweet Taste Of Joy », l’affiche d’un film pornographique, utilisant une forme personnalisée du logo des Stones. Sur la 6ème rangée, une photo du « Mississipi à Baton Rouge », photo qui est réutilisée à l’intérieur de l’album. Il y a 6 rangées d’images au total.

La pochette intérieure est constituée de séquences du film de « Main Street » prises par Robert Frank. Elles sont assemblées de la même manière que celles de la couverture de dos de l’album, mais en bandes verticales cette fois. Les cartes postales sont composées de 12 scènes différentes.

Un immense panneau d’affichage appelé « The Freak » été utilisé sur le « Sunset Strip » pour la promotion de l’album représentent d’après John Van Hamersvled la personnalité des membres des Stones : Clarence Chesterfield “Major Mite”Howerton est Mick Jagger, « Three-ball Charlie » représente Charlie Watts. Les acteurs de cirque Ward Hall et Harry Leonard représentent Bill Wyman et Mick Taylor et, finalement le personnage noir d’Hezekiah Trambles, c’est Keith Richards.

Les Stones ont été tellement satisfaits du travail de Robert Frank, qu’ils lui ont proposé de réaliser un documentaire à propos de leur tournée de 1972. Le film, « Cocksucker Blues » dévoile les Stones dans leur environnement de la drogue, du sexe et du rock ‘n’ roll.

A la sortie d’  « Exile On Main Street », de nombreux critiques ne parviennent pas  à accepter l’immersion des Stones dans une combinaison de plusieurs styles musicaux allant du R&B à la country en passant par la soul, le tout au travers d’un album de 67 minutes, composé de 18 morceaux sur 4 faces, enregistrés au cours d’une période de près de trois. « Exile » provoque la même réaction au près de ceux qui ont acheté le double vinyl. Et personne ne comprend rien à la pochette du disque : « I didn’t get it ». Après avoir été plongés de force dans l’univers d’Andy Warhol au travers de celle de « Sticky Fingers », les fans des Stones étaient prêts à tout, sauf peut-être de se retrouver face à la pochette déconcertante de John Van Hamersveld qui leur fait digérer une couverture brute, antisystème, réalisée à partir d’un collage, punk avant que le punk n’existe, d’un kaléidoscope d’images désaxées de l’Amérique qui n’épargne rien, ni personne. Heureusement la pochette est devenue populaire, grâce à « Happy » et « Tumbling Dice », les deux chansons phares de l’album, grâce à la tournée des Stones et à leur ininterrompue diffusion sur les stations de radios US.

« La pochette d’« Exile On Main Street », est la représentation parfaite du style de musique authentique qu’elle contient », raconte John Van Hamersveld. « Vous devez vous rendre compte que tout ceci est très intuitif. Chaque personne y apporte sa contribution. J’y ai apporté quelque chose, Robert Frank également. Norman y a contribué alors qu’il n’a écouté aucun des morceaux de l’album avant la fin du processus créatif avant que Mick ne lui fasse entendre une bande de l’enregistrement de l’album.

[1] https://www.artic.edu/artworks/156015/tattoo-parlor

[2] https://showhistory.com/archive/hezekiah-trambles-congo-jungle-creep

Sessions de "shooting" à la caméra super 8 par Robert Frank sur "Main Street" downtown L.A.