Happy

Keith Richards a clairement été une force créatrice clé dans pratiquement tout ce qui a été écrit et enregistré par les Rolling Stones. Il n’était pas le héros à la guitare comme ont pu l’être Eric Clapton ou Jimmy Page[1]. Mais c’est lui qui a imaginé le riff central et les quelques paroles clé de (I Can’t Get No) Satisfaction, rien de moins. Et au cours d’une décennie de travail acharné, Keith a affiné son art sous-estimé de la guitare rythmique jusqu’à arriver à des résultats spectaculaires. Pourtant, c’est le désordre euphorique et désinvolte de « Happy » qui est très souvent considéré comme la signature de Richards, un moment privilégié où il se retrouve à son tour derrière le micro au cours des tournées des Stones. Pour les fans, « Happy » a su capturer la joie insouciante de Keith.

« Happy » est la seconde chanson de l’album « Exile» à sortir en « single » le 15 juillet 1972. En grande partie écrite par Keith Richards dans les sous-sols de Nellcôte à la fin de l’été 1971, Jimmy Miller y joue la batterie et Bobby Keys, les maracas[2]. Il y est également accompagné de Jim Price et de Nicky Hopkins. C’est une composition des Stones assez originale puisque en tant que membre des Stones, au départ du moins, seul Keith y est représenté. La chanson sera finalisée et mixée comme la plupart des autres chansons de l’album à Los Angeles, dans les studios « Sunset Sound Studios » au cours de deux périodes : 30 novembre au 19 décembre 1971 puis entre 10 janvier et le 28 mars 1972.

La chanson est articulée autour d’un super riff en Open-G, dont il a le secret. Un « overdub » de guitare rythmique est rajouté à la composition originale, ainsi qu’une partition de basse ainsi que la « lead vocal » et probablement un morceau de saxophone ténor.  C’est la première fois depuis « You Got The Silver », en compagnie de Jimmy Miller à la batterie, que Bobby Keys contribue aux percussions en faisant équipe avec Jim Price. A deux, ils balancent des coups de saxophone, de trombone et de trompette qui encadrent parfaitement la guitare de Keith, pendant que Mick Jagger est aux « backing vocals ». « Je voulais entendre quelle était la note basse de mon baryton, alors quand Keith est arrivé à la ligne qui raconte, « I Need A Love To Keep Me Happy », mec, j’ai réussi à clouer cette note basse, et les yeux de Keith se sont illuminés », raconte Bobby Keys[3]. « C’était un superbe son, c’était comme si tout d’un coup une corne de brume était entrée dans la pièce. Et alors il a dit : « Hey, mec, c’est un super son ! Qu’est-ce que tu peux faire d’autre avec ça ? » J’ai toujours pensé que j’avais aidé Keith à écrire cette chanson. C’est à peu près ce qu’il dit dans la presse, mais ça ne se voit pas sur la déclaration des droits d’auteur, que je n’ai jamais reçue. Je n’ai pas vraiment eu de droits. On faisait juste une « jam session ». Il a écrit la chanson, il a écrit les paroles. Et puis il m’a fait remarquer que je devrais également me mettre à écrire quelque chose de créatif».

Les membres des Stones, probablement fatigués de l’absence répétée de Keith et des sessions d’enregistrement infructueuses, ont momentanément délaissé Nellcôte. Mick Jagger est probablement allé rejoindre son épouse Bianca à Paris et Bill Wyman vient de louer un yacht pendant quelques jours. Keith se retrouve bien esseulé dans le sous-sol, lorsque « Happy » sort de terre lors d’une séance de balance. Il est entouré de Bobby Keys au saxophone baryton et de Jimmy qui vient de terminer de mettre de l’ordre dans les enregistrements de la veille dans le studio mobile. « Cela ressemblait plus à un échauffement », comme le confiera Keith[4] . Il rajoute[5] : « on a fait ça en une après-midi, quatre heures de boulot et c’était plié, dans la boîte. A midi le morceau n’existait même pas, mais on ne peut pas vraiment dire que ce soient les Stones sur ce morceau. Je venais d’écrire les paroles. J’ai commencé à l’enregistrer et j’ai entendu Jimmy derrière moi à la batterie. Il était descendu du mobile et je ne m’en était pas rendu compte. Je continuais à gratter en essayant de mettre le morceau en place. On l’a fait tourner et ça swinguait. Comme tout était prêt, on s’y est mis en se disant qu’on retravaillerait ça plus tard avec les autres. J’ai pris la cinq cordes slide, et en deux temps, trois mouvements, on avait le morceau. Comme ça. Quand les autres sont arrivés, c’était terminé. N’allez pas penser que je n’ai pas bossé dur ! Parfois j’ai fini sur les genoux ». « J’ai travaillé sur Happy », précise Andy. C’était une vraie surprise. Je ne m’attendais pas à cela. Ça s’est très bien passé, très facilement, pas d’arrachage de dents. C’est lui qui avait le dernier mot. C’est à ce moment que j’ai compris cela ». « C’était une surprise agréable d’arriver le lundi matin et d’entendre l’enregistrement », rajoute Bill Wyman[6].

Ce n’est pas la première fois que Keith et Mick travaillent dans leurs coins respectifs et que, soit Mick, soit Keith ne contribuent pas ou quasi pas à la réalisation d’une chanson. C’était déjà le cas pour « Moonlight Mile » paru sur « Sticky Fingers » où Keith est considéré comme « out of it » alors que Mick enregistre la chanson à Stargroves en compagnie de Mick Taylor. Pourtant « Happy » va révéler certaines manières de travailler très différentes entre Mick et Keith. Anita, la compagne de Keith reconnait que depuis que les Stones vivent un exil forcé, le fossé va progressivement se creuser entre les Rolling Stones à mesure que l’enregistrement de l’album progresse, en particulier entre Mick et Keith : « je ne les ai jamais vraiment vu s’assoir ensemble comme il le faisaient avant, ni se faire mutuellement confiance. Il semble que ce soit Mick qui ait été le plus perturbé par la situation, par exemple qu’il n’ait rien à faire, lorsque les morceaux n’en étaient qu’à un stade très précoce d’écriture. Ce n’est seulement après qu’une idée bien ficelée ait été suggérée, que Mick se mettait à se concentrer pour en écrire les paroles. Mick préférait également commencer à dégrossir certaines idées avec Keith avant de les proposer au groupe dans une phase ultérieure. Par contre Keith comptait plus saisir l’inspiration lorsqu’elle se présentait et faisait alors tout ce qui était en son pouvoir afin de capturer et d’exploiter un instant magique qui pouvait survenir à tout moment ».

Superbe morceau rock, « Happy » est un hymne au plaisir immédiat, un morceau qui respire l’optimisme et l’euphorie de celui qui ne possède pas d’argent, une situation que Keith a vécu au début des années 60 lorsqu’il fréquentait le collège technique de Sidcup près de Dartford. C’est aussi l’expression du bonheur d’un homme qui vient d’apprendre que sa compagne est enceinte. Seul l’amour (et la came, « a candy from strangers ») rend heureux et certainement pas les cocktails mondains (« Never got a flash out of cocktails »), ni les jets privés (« Never got a lift out of Lear jets ») pour rentrer à la maison. Et lorsque Keith est « Happy », alors les Stones le sont également. C’est ici que le mythe de la rock star acquiert une certaine validité, la joie de vivre que le rock ‘n’roll est censée représenter. Dans cette chanson, Keith exploite également un vieux filon du Blues, celui de ne pas suivre le chemin de son père, un thème abordé de manière très similaire dans sa chanson « I Get A Kick Out Of You », dont il s’est peut-être inspiré[7].

« Happy » deviendra le morceau fétiche de Keith, la chanson qui exprime le mieux ce qu’il est vraiment. Bien qu’il soit en train de devenir un esclave de l’héroïne, il exprime le sentiment qu’il est libre, que la seule chose qu’il recherche c’est de continuer à rocker, lui qui est issu de la classe ouvrière alors que Mick est à la recherche de la position sociale et de la gloire. Malheureusement, il est aussi possible que la raison d’être d’  « Happy » semble au contraire indiquer que Keith est malheureux.

Keith reste très fier d’avoir écrit cette chanson sur base de ce qu’il appelle « ma marque de fabrique », à savoir : la 5 cordes et Open tunning à fond[8]. Mick Jones, le chanteur et guitariste de « Clash »[9] déclare : « Happy sonne toujours de façon aussi géniale qu’à la sortie de l’album surtout quand les cuivres font leur entrée. J’ai appris tout ce qu’il a fait ». Il ouvre sur cette sorte de figure de guitare pleine de tension qui sautille et se faufile tout autour du rythme, amenant l’auditeur à se demander comment il va finalement réussir à s’intégrer dans le rythme lui-même. Il a une façon de balancer les riffs de guitare si sévèrement qu’ils sonnent comme des faux départs, en faisant autant attention au rythme ascendant qu’au rythme descendant, de petites astuces auditives qui plongent et montent de façon dynamique. Prenant tout son temps pour introduire la chanson, sa guitare résonne de ce « lick » à quatre notes identifiable d’un côté, doublé d’une partie de slide de l’autre.

En plus d’une partition inspirée de basse funky, Keith délivre une performance vocale très fougueuse, soutenue par des chœurs proéminents doublés par Jagger, ce que Keith semble accepter avec plaisir. La chanson bénéficie d’un superbe arrangement d’éléments qui se superposent comme les doubles partitions de guitares slide, réparties en stéréo. La batterie et les percussions de Jimmy Miller assurent le « backbeat ». En plus du sax baryton de Bobby Key, il semble qu’un cor ténor ait été ajouté, mais en fait, il ne s’agit que de percussions rajoutées pendant l’enregistrement de la basse. Jim Price rajoute des lignes de trompette et de trombone et l’arrangement se transforme en un véritable bourdon de cuivres. Tout cela aboutit à un morceau de hard-rock enragé, avec un maximum de R&B. Quant à Nicky Hopkins, il martèle un piano électrique Wurlitzer, créant un genre de partition pour laquelle Ian McLagan s’est fait connaître avec les Faces.  

« Happy » est la seule chanson des Rolling Stones chantée par Keith Richards qui se classera dans le top 100 des meilleures ventes, atteignant l’honorable place de 22ème dans le Billboard 100[10]. « Happy » est également l’une des chansons choyées lors des tournées des Stones, jouée 530[11] fois et se situant à la 14ème place, la plus présente sur scène étant « Jumpin’ Jack Flash », 1182 fois. A partir de 1978, arrivera que Keith se fasse seconder de manière régulière par Mick Jagger.   

[1] “The Rolling Stones – It’s Only Rock’n’roll: Song By Song” – Steve Appleford – Carlton Books – 1997

[2] « The Rolling Stones Complete recording sessions 1962-2012 – Martin Elliott – Cherry Red Books – 2012

[3] «Every Night’s A Saturday Night – The Rock’n Roll Life of Legendary Sax Man Bobby Keys” – Bobby Keys – Bill Ditehhafer – Omnibus Press – 2012

[4] « Keith Richards – une guitare dans les veines » – Victor Bockris et Hervé Denès – Albin Michel – 1994

[5] “Life” – Keith Richards et James Fox– Robert Laffont – 2010

[6] « Bill Wyman on Making The Rolling Stones’ Exile On Main St.” – Elliott Stephen Cohen – Bass Player – 24/08/2010”

[7] « Exile On Main Street, 33 1/3 » – Bill Janovitz – Bloomsbury Academic – 2013

[8] « Rolling Stones – La Totale – Les 340 chansons expliquées » – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Chêne E/P/A – 2016

[9] « Mick Jones Interview » – Mojo – September 2007

[10] https://uproxx.com/music/10-things-you-might-not-know-about-keith-richards/